Liste

 

LA VOITURE INTELLIGENTE

Son réveil avait sonné en retard. Il avait même vibré deux fois à dix minutes d’intervalle. Il se leva presque comme un zombie, gagna la salle de bains à tâtons, en ressortit tout juste éveillé et à peine habillé, avala à la hâte une tasse de café noir et se précipita dans son garage après avoir claqué une bise sur le front de son épouse encore en robe de chambre. Il faisait un temps triste et gris, en ce matin de novembre, dans cette lointaine banlieue résidentielle de Gorges lès Anesse. Une journée sinistre s’annonçait. Sur le seuil, il grogna quelque chose comme : « Portes ouvertes ! » et aussitôt, le portail du jardinet s’écarta par magie technologique, la porte du garage s’enroula sur elle-même avec une lenteur majestueuse et la portière côté conducteur glissa doucement le long de la carrosserie profilée de sa toute nouvelle berline, la FengDong-ReGeot Trhybrid 4444, véritable concentré d’innovations, top du top de ce que le catalogue du constructeur sino-français pouvait proposer. Il n’apprécia même pas la chance qu’il avait de disposer d’une maison devenue intelligente par la grâce d’une domotique sophistiquée et par celle d’un véhicule qui ne l’était pas moins. Il faut préciser que son salaire de VRP pour une multinationale spécialisée dans la boîte en PVC dernière génération fonctionnant sous le lucratif principe de la pyramide de vente le lui permettait aisément. Confortablement installé avec plusieurs strates de vendeurs dépendant de lui, il était loin d’être le plus à plaindre. On pouvait même dire qu’il gagnait bien sa vie à une époque où l’emploi salarié était devenu une denrée rare et où une rémunération décente semblait presque un privilège sur lequel il valait mieux se montrer discret. L’habitacle dégagé, il lança sa grosse mallette remplie d’échantillons sur le siège du passager avant de se laisser choir sur celui du conducteur. La portière se referma sur lui avec une lenteur de coffre-fort automatisé. Le vaste tableau de bord tactile et interactif s’alluma tout seul et une douce voix aussi féminine que synthétique se fit entendre dans les huit haut-parleurs dissimulés dans les cuirs, la ronce de noyer et les rembourrages du confortable intérieur. « Bonjour, Conducteur 1, veuillez vous identifier… »

Cette merveille de technologie, qui démarrait sans clé ni carte, utilisait un dispositif de reconnaissance biométrique de son propriétaire ou d’éventuels ayant-droits lui permettant de décider si le moteur était autorisé à tourner. Personne ne pouvait prendre le volant de la 4444 sans avoir montré patte blanche. Avec un agacement certain, il se rappela la séance de paramétrage qu’il avait dû subir le jour de la réception de son bolide de nouvelle génération. Ça n’augurait rien de bon. Il appuya le gras de son pouce sur la plaquette de reconnaissance d’empreintes digitales qui apparut à l’écran…

— Premier contrôle OK, fit la voix. Veuillez approcher votre oeil de l’axe central du volant et rester immobile au moins dix secondes…

Il s’exécuta en commençant déjà à regretter l’époque pas si lointaine où un simple tour de clé faisait vrombir un moteur de voiture et où on ne perdait pas tout ce temps en vérifications humiliantes. « Deuxième contrôle OK ». Le faisceau laser n’avait donc rien trouvé d’anormal dans les striures de son iris gris vert. Encore heureux que cette fichue bonne femme daigne lui reconnaître son droit de propriété. Il lui avait coûté assez cher son nouveau joujou, quasiment dix années de salaire de smicard, excusez du peu. Mais quelle sécurité ! Avec un système aussi sophistiqué, il n’avait plus rien à craindre des voleurs…

— Bienvenue à bord de votre FengDongReGeot, Monsieur Killian Simmonot. Quelle direction allons-nous prendre ?

— Malokaff, 6 rue des Capucines, par l’itinéraire le plus rapide.

— Impossible. Aujourd’hui, jour impair. L’Intramuros est interdit aux numéros pairs, ce qui est le cas de votre FDRG4444.

Killian se rappela qu’avec les nouvelles lois d’encadrement et d’optimisation de la circulation, son véhicule ne pouvait plus y rouler qu’un jour sur deux. Seuls les heureux propriétaires de deux véhicules propres dotés de plaques d’immatriculation avec les numéros adéquats pouvaient arpenter chaque jour le macadam de la capitale. Autant dire que cela ne représentait pas grand monde et sans doute des gens plus riches et mieux introduits que lui. L’ennui c’est qu’aujourd’hui, il était très en retard et qu’il souhaitait gagner du temps en passant au plus court et au plus rapide.

— Itinéraire de délestage rapide, tenta-t-il d’une voix désabusée.

— Treize kilomètres supplémentaires. Déconseillé.

— Pourquoi donc ? Demanda-t-il, de plus en plus agacé.

— Coût au kilomètre : Energie fossile 0,49 dolros/km. Electricité nucléaire 0,32 dolros/km. Pile à combustible 0,27 dolros/km. Transports en commun 0,12 dolros/km. Pour réduire votre budget déplacement et protéger l’environnement, je vous conseille de prendre bus, tram puis subway ligne 2B…

« Bon sang, se dit-il, cette saleté de logiciel s’amuse à tout calculer à ma place alors que je ne lui ai rien demandé. Et il n’est bien sûr pas fichu de tenir compte des contraintes de mon boulot. J’ai plusieurs rendez-vous aujourd’hui. Je ne vais pas passer mon temps à attendre d’hypothétiques correspondances dans d’improbables banlieues et encore moins traîner ma grosse mallette tout au long des kilomètres de couloirs souterrains pas toujours équipés de tapis roulants… » Il fallait trouver une solution et vite. Les aiguilles de sa Rolax tournaient à toute vitesse. Si cette voix continuait à pinailler, il allait finir par se retrouver en retard à son premier rendez-vous, le plus important de sa journée, un débriefing costaud avec le directeur de marketing Europe, un certain Wilson Connolly, un Texan lourdaud et buté, envoyé de toute urgence par la maison mère basée à Houston pour trouver de nouvelles stratégies capables de booster les ventes fléchissantes de son annexe hexagonale insuffisamment performante.

— Itinéraire de délestage SANS optimisation, lança-t-il plein d’espoir.

— Impossible, répondit la voix métallique. Accréditation spéciale ou dispense provisoire ou définitive requise.

L’écran tactile du tableau de bord se mit à clignoter sans doute pour abonder dans la réprobation. Un panneau « Sens interdit » apparut. S’il ne faisait pas immédiatement quelque chose, jamais cette foutue bagnole soi-disant intelligente n’allait accepter de démarrer. Pourtant il se sentait dans son droit. Sa profession le classait parmi les conducteurs devant bénéficier d’un accès relativement facilité à la circulation. Avec la toute nouvelle réglementation, seuls les pompiers, ambulanciers, services de voirie, armée, gendarmerie ou forces de l’ordre pouvaient profiter d’un accès total et illimité à tout type de voies publiques. Chauffeurs de bus, tramways, autocars, taxis, VTC et poids lourds transportant un fret dûment répertorié avaient un statut presque aussi privilégié. Ils pouvaient circuler presque partout et presque tout le temps. La règle du pair-impair ne les concernait pas. Les VRP et autres professionnels comme Simmonot devaient se contenter d’un accès restreint et uniquement en montrant patte blanche. Tout était organisé pour dissuader l’automobiliste lambda, Monsieur Toulemonde, de prendre le volant…

D’un geste nerveux, Killian s’empara de son smartphone. Il appela son concessionnaire ReGeot, récemment devenu FengDong-ReGeot par la grâce d’une concentration de capitaux à dominante chinoise. Par chance, l’autre prit immédiatement la communication : « Monsieur Simmonot, bonjour. Y a-t-il quelque chose pour votre service ? »

— Ploncard, la saloperie de bagnole que vous venez de me vendre ne veut pas démarrer ! Elle me laisse sur place au pire moment, celui où je n’ai pas une minute à perdre ! Vous m’aviez juré qu’elle allait m’obéir au doigt et à l’oeil !

— Monsieur Simmonot, calmez-vous ! Je crois bien vous avoir déjà expliqué que ces nouveaux modèles intelligents nécessitent un certain temps d’adaptation de la part de leur conducteur…

— Mais Ploncard, je n’ai pas le temps de m’adapter ! Ce matin, je suis hyper pressé. Il faut qu’elle démarre à tout prix !

— Dites-moi à quelle étape de la procédure de mise en route ça a coincé et je pourrai vous indiquer la marche à suivre.

— Elle m’a refusé l’itinéraire direct.

— Normal, vous n’êtes ni flic ni pompier !

— Elle m’a interdit également celui de délestage.

— Sûrement à cause de l’optimisation.

— Elle m’a recalé sur celui de délestage sans optimisation, sous prétexte que je n’aurais pas d’accréditation…

— Votre véhicule vous sert-il bien d’outil de travail ?

— Bien sûr, Ploncard. Je parcours presque cent mille bornes par an pour traquer le client. Responsable d’un quart de l’Hexagone pour BomberWare ! C’est même pour ça que j’ai choisi la Trhybrid pastille verte, pour ne pas me faire avoir avec leurs journées sans particule, sans gaz ou sans pétrole… Vous vous rappelez ?

— Très bien, fit l’autre qui ne se souvenait plus vraiment.

— Nous avons rempli ensemble le dossier de demande d’accréditation…

— Si c’est fait, aucun problème, assura la concessionnaire.

— Pourtant, il y en a un et un gros. Elle ne démarre pas ! Vous m’aviez pourtant dit qu’au retour du dossier, il suffirait d’activer la fonction.

— En effet. Vous l’avez fait ?

— Non. Je croyais que vous alliez vous en charger.

— Monsieur Simmonot, vous avez dû mal comprendre mes explications. C’est à vous d’introduire la puce.

— Quelle puce ?

— Celle que la Préfecture a dû vous envoyer par courrier, pardi !

— Et je l’introduis où, cette damnée puce ?

— Troisième fente à gauche sous le volant…

Il remercia le brave Ploncard. Raccrocha et fila dans la maison où il croisa sa femme, toute pomponnée et surtout fort étonnée de le voir encore là. « Ça fait un temps fou que tu traines dans le garage, s’étonna-t-elle. Il me semble que tu étais pourtant déjà à la bourre ! À quelle heure vas-tu arriver au centre ? »

— C’est cette damnée bagnole qui me fait des misères. Elle ne veut rien savoir ! Il lui faut une puce. D’après le garagiste, on a dû la recevoir avec une lettre de la Préfecture…

— Regarde dans le courrier. Je ne l’ai pas encore ouvert.

Fébrilement, il fouilla dans le petit tas d’enveloppes qui attendait dans la corbeille de l’entrée et trouva le pli en question. Collée au bas d’une lettre laconique reconnaissant sa qualité de VRP, donc de professionnel de la route, la fameuse puce pas plus grosse qu’un timbre poste attendait gentiment d’entrer en action. « Foutu monde moderne ! » grogna-t-il en fonçant à nouveau vers son garage. La 4444 demi-chinoise attendait sagement, inerte en apparence. Pour économiser l’énergie, elle avait d’elle-même dû se mettre en veille. Il lui fallut reprendre à zéro la totalité de la procédure d’identification. Ce qu’il fit en pestant à cause du temps perdu. Quand la voiture l’exigea, il introduisit la puce dans la fente ad hoc et, ô merveille, après les quelques secondes nécessaires à l’activation, la voix synthétique annonça calmement : « Autorisation confirmée. Itinéraire de délestage sans optimisation autorisé. »

Le conducteur poussa un gros soupir de soulagement. Un instant, il crut l’incident clos et les formalités de départ terminées. Il se trompait lourdement. La voiture intelligente avait encore bien d’autres tours dans son sac à malice. « Energie demandée ? » entendit-il.

— Thermique ! Lança-t-il d’une voix forte.

Bon sang de bonsoir ! Il était en retard et n’avait pas envie de se traîner à quarante à l’heure à cause de la pile à combustible ou à cinquante pour épargner les batteries au lithium.

— Déconseillé, trancha la machine. Parcours soumis à la taxe verte.

— Je paierai, bordel de merde ! Brailla Killian qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez.

— Pas compris. Répondre par formule convenable, reprit la voix de femme vaguement cyborg.

— Ta-xe ver-te ! Énonça-t-il en séparant bien les syllabes et en maudissant ces commandes vocales qui compliquaient son quotidien sous prétexte de le simplifier.

— Le prix de revient passera à 0,47 dolros au km…

— M’en fous…

— Je n’ai pas compris votre réponse.

— J’ac-cep-te.

— Conduite manuelle ? Automatique ? Semi-automatique ?

L’automatisme total était l’une des fonctions les plus sophistiquées et les plus recherchées par les automobilistes. La 4444 était capable de se piloter elle-même grâce à des capteurs au sol et au positionnement GPS. Elle savait se diriger intelligemment, éviter les piétons imprudents, les cyclistes ou les motards en train de slalomer, sagement s’arrêter aux feux rouges, respecter tous les panneaux d’interdiction et toutes les limitations de vitesse et surtout effectuer d’impeccables créneaux. Mais cette énorme avancée technique qui permettait au conducteur de lire son journal sur la tablette tactile, de regarder un film sur l’écran plat intégré au pare-brise et même de se permettre une petite sieste en roulant, avait une contrepartie fort ennuyeuse pour Killian : une vitesse de déplacement fort réduite. À vouloir tout respecter au pied de la lettre, à rouler en sécurité absolue, à s’arrêter à la moindre mère de famille attendant au bord du trottoir avec une poussette, il aurait l’impression d’avancer aussi lentement qu’une tortue. Pressé, il trépignait déjà de ne pas pouvoir démarrer plus vite. En pilotage manuel, à l’ancienne donc, il espérait pouvoir récupérer quelques précieuses minutes en se faufilant dans la circulation, quitte à chevaucher quelques lignes continues, à éclabousser quelques piétons trop audacieux, voire à griller quelques feux presque rouges.

— Ma-nu-el ! Ordonna-t-il.

— Option refusée.

Pourquoi l’avoir cité dans les choix ? Cette voiture l’étonnerait toujours. La voix continua sur le même rythme et avec la même intonation : « Automatique ? Semi-automatique ? »

— Semi-automatique, s’entendit-il répondre. Un moindre mal. Au moins allait-il pouvoir se déplacer en respectant interdictions et limitations de vitesse bien sûr, mais en se trainant un peu moins…

Et soudain, à son grand soulagement, le moteur daigna se mettre à ronronner doucement. Ceintures latérales et ventrales bouclées automatiquement, casque intégral en titane renforcé rabattu sur sa face crispée, il appuya sur la pédale d’accélérateur. La grosse berline s’ébranla avec fluidité et puissance, quittant enfin l’allée du garage. L’horloge de bord indiquait 8h 51. Il préféra ne pas demander à la femme qui se dissimulait dans les entrailles de l’ordinateur embarqué l’heure prévue d’arrivée à destination. Il savait qu’elle ne lui conviendrait pas. Il accéléra de plus en plus. À cinquante à l’heure, la voix se fit entendre : « Vitesse excessive. Limiteur enclenché. » Il eut beau appuyer de toutes ses forces sur le champignon, tant qu’il roula en ville, ses efforts ne servirent à rien. Le moteur ne répondait plus. La berline suivait son petit bonhomme de chemin, se contentant d’un train de sénateur qui avait le don de l’exaspérer.

— Arrivée prévue 9h 45.

Trois quarts d’heure de retard ! Ce n’était pas possible ! Le cow-boy de Houston allait très mal le prendre. Déjà que le bilan hexagonal n’était jamais assez bon pour le Texan, si en plus il donnait l’impression d’être un dilettante, un je m’en-foutiste voire un fainéant incapable de respecter un horaire, cela allait chauffer pour son matricule. Il savait combien la maison-mère pouvait se montrer pointilleuse sur la ponctualité. Il suffirait de pas grand-chose pour basculer du côté obscur des choses c’est-à-dire pour aller pointer vite fait au chômage.

Ayant enfin atteint l’accès à l’autoroute A1004, il put à nouveau appuyer sur l’accélérateur. Enfin pas tellement, car la vitesse y était limitée à cent à l’heure. Des radars de tronçons dissimulés tout le long du parcours surveillaient les moindres dépassements de vitesse pendant que des portiques « écolo-taxes » repéraient les plaques d’immatriculation interactives, histoire de facturer à qui de droit toutes sortes de taxes et contributions environnementales anciennes ou nouvelles en fonction du type de véhicule, du parcours accompli et des marchandises transportées. Killian savait que, dans ce meilleur des mondes de 2084, rien jamais n’échappait aux beaux yeux et aux grandes oreilles de Big Mother, la haute régulatrice des flots circulatoires, la mère éternelle veillant nuit et jour sur le bonheur de la population, la déesse seule capable d’épargner les vies humaines menacées par les chauffards et autres criminels à roulettes. Mais ce jour-là, il ne se souciait plus d’elle. Il paierait amendes, péages, taxes, surtaxes et contributions. L’enjeu était trop important. Il lui fallait arriver à l’heure ou presque à l’heure à son rendez-vous et à n’importe quel prix. C’était le moment ou jamais de combler tout ou partie de son retard. Par chance, l’autoroute était relativement peu fréquentée ce matin-là. Comme d’habitude, la voie de droite était accaparée par camions et semi-remorques qui avançaient en longs convois compacts, à la queue leu-leu, sans jamais chercher à se dépasser. Il avait fallu des années de patience, de ténacité, de lois répressives et de sanctions bien saignantes pour arriver à domestiquer tous ces machos de routiers cabochards, mais Big Mother avait fini par y parvenir. Dans ce domaine très particulier, force revenait toujours à la loi. Et comme celle-ci se faisait toujours plus restrictive et toujours plus contraignante, la sécurité routière obtenait de fort bons résultats. Les morts par accident de la route en étaient arrivés à se compter sur les doigts d’une seule main. Et encore ces dernières victimes étaient-elles le fait des quelques têtes brûlées prêtes à se faire confisquer leur voiture et à aller en prison pour la griserie de quelques kilomètres à tombeau ouvert. Au volant de sa belle auto intelligente, Killian n’était plus très loin de rejoindre ce club de pestiférés. Le compteur de vitesse affichait 130 quand la femme des haut-parleurs reprit : « Vitesse excessive. Veuillez ralentir immédiatement ! »

Entendre à nouveau cette voix qui l’exaspérait tant déclencha une sorte de court circuit dans son cerveau déjà bien malmené. Il n’en pouvait plus. L’autre salope allait enclencher le limiteur alors qu’il était encore loin d’être arrivé. Il n’avait même pas commencé sa journée de travail qu’il savait déjà qu’elle était compromise et que l’entretien avec le directeur du marketing allait tourner au fiasco. Il écrasa la pédale d’accélérateur. La berline bondit en avant, passa à 140 km/h. « Yaouh ! » cria-t-il, tout à sa joie de se sentir filer comme le vent. La réponse de sa partenaire mécanique fut immédiate : « Ralentisseur enclenché. Limiteur réglé sur vitesse de croisière à 100. Infraction enregistrée. Montant 750 dolros. Retrait de quatre points sur votre permis de conduire. » Le volant sembla durcir entre ses mains. La décélération brusque faillit l’envoyer embrasser le pare-brise. Il se retrouvait en pilotage automatique. C’était vraiment la peine de payer aussi cher pour dépendre comme un idiot d’une foutue machine soi- disant intelligente qui ne respectait aucun de ses désirs et qui le traitait aussi mal. Il fallait absolument faire quelque chose. Il lui revint soudain à l’esprit que Ploncard, le mécano roublard, lui avait aussi expliqué qu’il y avait un moyen de reprendre la main sur les commandes mais uniquement en cas d’urgence ou d’absolue nécessité. Il ne se rappelait plus s’il fallait être arrêté pour enclencher la procédure. Peu importait. Un petit bouton en creux, gros comme une tête d’épingle, était niché dans le flanc droit de la colonne de direction. Il suffisait de le tenir enfoncé trente secondes pour déconnecter tout ce foutu système informatique et pour reprendre le contrôle total de l’engin roulant. En fouillant ses poches, il trouva un stylo-bille. Il introduisit la pointe dans le trou en question et le maintint bloqué le temps nécessaire. La voix métallique protesta : « Neutralisation déconseillée. Attendre arrêt complet… Neutralisation déconseillée. Attendre arrêt complet… Neutralisation déconseillée, etc », comme un disque rayé, avant de s’éteindre au milieu d’un mot.

— Conduite manuelle, s’afficha sur l’écran tactile en même temps qu’une icône de volant apparut.

Soudain, Killian sentit la pédale d’accélérateur revivre sous son pied, le volant redevenir actif, tout comme le reste des commandes. 110. 120. 130. 140. 150. Killian doublait tous les véhicules les uns après les autres. Il avait l’impression qu’ils repartaient en arrière. Une sorte d’euphorie s’empara de lui. Shooté aux endorphines, il mobilisait la file de gauche à lui seul et prenait un plaisir malsain à déclencher flash, sirènes, éclairs et clignotants « danger ». La voix de l’habitacle semblait éteinte à jamais. Ce n’était pas trop tôt. Il apprécia son mutisme à sa juste valeur. Seule la pendule le contraria quand elle lui indiqua qu’il aurait quand même une bonne demi-heure de retard…

Au poste de contrôle de Saint Thibault de la Vignette, le brigadier de gendarmerie Chamouillard eut son attention attirée par un des écrans de surveillance installés devant lui. Comme pris d’une panique soudaine, l’appareil clignotait follement. En moins d’un quart de seconde, un bolide gris métallisé passa d’un côté à l’autre de l’écran pour aller aussitôt affoler un autre moniteur.

— Puteingue ! Hurla-t-il avec son accent chantant du midi oulousain. Un vrai délinquant de la route, celui-là ! Et pas un petit joueur ! Un sacré mastard de client ! Il vient de passer à 195 ! Ducreux, il faut lancer l’alerte rouge !

L’adjudant Ducreux tripota quelques touches sur son pupitre et dans ses claviers d’ordinateur, initiant une rapide recherche sur le bolide en question.

— Attendez, Chef ! Je crois qu’il y a bien mieux à faire. Le fichier central m’apprend qu’il s’agit d’un véhicule intelligent de dernière génération. Pas la peine de bloquer ce tronçon d’autoroute ni de mobiliser toute la brigade. On peut l’arrêter à distance !

Cette incroyable fonction faisait en effet partie du pack des options de la 4444 FengDong-ReGeot. Killian l’avait prise, car il redoutait d’être un jour victime d’un car-jacking. En effet si des voyous étaient tentés de s’emparer de sa voiture de cette inélégante et brutale manière, ils ne seraient pas partis bien loin. La géolocalisation permettait non seulement de les retrouver n’importe où mais encore de les immobiliser par un système d’interruption à distance de l’allumage. Ce que le garagiste Ploncard ne lui avait pas dit c’est que la police et la gendarmerie pouvaient elles aussi se réserver un accès à cette fonction en cas d’infraction au code de la route.

— C’est bon ! Fit le brigadier Chamouillard. On va lui couper les pattes à ce Baron Rouge de l’autoroute. Procédure A1 pour délit d’extrême vitesse. Arrestation immédiate et confiscation du véhicule.

— Chef, maintenant il est à 230 ! Si on coupe le moteur, il va se retrouver en roues libres et il risque de terminer dans le décor !

— Et alors, c’est un des risques du métier de chauffard ! Force doit toujours rester à la loi.

L’autre appuya sur un des boutons de son pupitre clignotant et confirma d’un simple effleurement sur un écran tactile.

Dans l’habitacle, Killian réalisa soudain que le moteur ne rugissait plus. Seul le sifflement du vent contre la carrosserie continuait à parvenir à ses oreilles. La vitesse acquise était telle que la voiture continuait à filer en roue libre. Il en fut tellement surpris qu’il eut un instant d’inattention, ce qui suffit à lui faire perdre le contrôle de la 4444. Une petite Fiat qui se traînait sur la voie de gauche sembla foncer vers lui. Il voulut l’éviter en déboitant par la droite, mais il était encore à plus de 150 à l’heure. Un coup de volant trop brusque suivi d’une erreur fatale, le coup de frein malheureux. La voiture dérapa, percuta la Fiat et rebondit sur un poids lourd qui progressait en parallèle. S’ensuivit un tête-à-queue puis un carambolage monstre dans lequel pas moins de quatorze véhicules se retrouvèrent encastrés les uns dans les autres. Ceintures de sécurité, casques, airbags et zones de protection renforcée ayant tous parfaitement joué leur rôle salvateur, on ne déplora aucun blessé ni aucun mort, juste quelques coups et égratignures.

Killian ne fut désincarcéré de sa voiture intelligente en bouillie que pour se retrouver incarcéré à la prison de Brennes la camarde après un court séjour d’observation à l’hôpital de Flagny l’étang. Il écopa de dix ans ferme pour conduite dangereuse, non-respect des limitations de vitesse, mise en danger de la vie d’autrui, responsabilité totale dans l’accident et destruction volontaire de biens. Son avocat, Maître Gilbert Gollard, eut beau clamer que si la gendarmerie n’avait pas coupé à distance le moteur de l’engin intelligent, son client n’aurait peut-être pas perdu le contrôle de son véhicule et certainement pas provoqué un accident aussi terrible. Madame la Juge déclara l’argument irrecevable. Les gendarmes furent félicités, promus et même discrètement récompensés mais ça, ce sont les mauvaises langues et les esprits frondeurs qui le racontèrent…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *