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CHAPITRE 1

Quand Man rencontre Laz

Quand Man, de son véritable nom Mannish Boy, se présenta devant la porte de l’unité d’habitation de Lazbo Kazimiréwich-Grossnimia, il venait de se taper une heure de footing ascensionnel en combinaison pressurisée au Central Gymnasium du 36ᵉ secteur. Il frappa à la porte. Son pote de l’université KFC de Comodula lui ouvrit et constata que le fringant teenager n’était pas essoufflé et que son front était sec, exempt de la moindre goutte de sueur. Cela lui déplut souverainement. Ah comme il aurait aimé être comme lui, grand costaud, plein de muscles, le visage carré, le menton proéminent, les yeux bleus, les cheveux blonds, le style américain, version Guy L’Eclair/Superman.

Lui se trouvait petit, maigrichon, mal foutu, brun, la peau mate, le cheveu crépu et le torse velu, le style tuniso-napolitain sans doute. Il ne releva même pas le salut habituel de son compagnon : « Toujours aussi naze, Laz ? » Tout ce qu’il remarqua c’est que le colosse de 2,08 mètres et 99,99 kilos de muscles dans la bavette rentra en trombe dans sa turne et alla s’admirer dans un reflet de « l’œil de verre », œuvre magistrale que Lazbo avait présentée à son examen de fin d’études aux Grands Arts. Celle-ci lui avait attiré les félicitations du jury et maintenant prenait la poussière entre son lit et sa table de travail. Trop monumental pour qu’il puisse se le fourrer dans l’œil, ce truc en verre dépoli pouvait à la rigueur servir de psyché pour une gourgandine. Complexé par son image, Lazbo, qui ne s’en servait pratiquement jamais, n’apprécia pas que son compère s’y mirât avec autant de plaisir malsain que le Narcisse des temps anciens. Mais il ne pipa mot, attendant la suite.

Mannish Boy, ce qui signifie « gamin tout juste adulte », ce qui convenait parfaitement à Man, mais risquait de l’handicaper dans ses vieux jours, exécuta alors trois petits sauts guillerets qu’il jugea élégants et même gracieux ainsi qu’une malheureuse potiche qui ne lui avait rien fait et qui éclata en mille morceaux en arrivant un peu trop brutalement sur le sol de marbre bleu. Lazbo se précipita pour ramasser la casse en grommelant. Man partit dans un grand rire qui sonnait faux tout en lui balançant de grandes claques dans le dos. « Allez, ce n’est que de la faïence de sanitaire, pas de quoi en faire un drame ! » lui lança-t-il en ponctuant le tout de taloches amicales que Laz encaissait de mauvaise grâce, car il sentait sa poitrine se creuser et sa cage thoracique résonner comme un tambour sous les coups du colosse qui ne sentait pas sa force.

— Tu vois, c’est moi le plus costaud ! Pas un qui m’arrive à la cheville ! Faut pas m’en vouloir si je suis un peu maladroit, je me sens si plein d’énergie qu’il faut qu’elle s’exprime…

— Dommage que tu casses toujours tout, lui glissa son ami tout recroquevillé sur sa douleur. Partout où tu passes, la babiole trépasse…

L’autre ne réagit pas, toujours occupé à s’admirer dans l’œil-miroir, à faire rouler biceps, triceps et quadriceps. « On dirait un éléphant dans un magasin de porcelaine… »

— Je préfère être comparé à un éléphant plutôt qu’à une taupe ou qu’à un rat, répliqua Man en bombant le torse.

— Tu ne devrais pas dire ça, mon vieux… En usant de ruse, le rat peut aisément venir à bout du pachyderme…

— Arrête de me saouler avec tes grands mots… Tout ce que je vois, c’est que j’ai encore grandi depuis l’autre jour. C’est Kirielle qui me l’a dit. Elle m’a mesuré avec son pied à coulisse.

— Tu devrais pas l’écouter, elle raconte n’importe quoi, cette grosse pétasse, répliqua vertement Laz en versant les morceaux de potiche dans le domobroyeur qui se mit à émettre des bruits inquiétants.

— Elle a même dit que je devais être de la race des géants.

— N’importe quoi ! Dans la constitution de la Fédération Comodienne, il n’y a plus de races et sur notre 36e satellite, personne n’a jamais rencontré le moindre titan ! Comment un gars comme toi, bien de ta personne, beau, grand, costaud et blond de surcroît peut-il se fier à pareille idiote ? J’hallucine. Elle est tellement sotte que sa cervelle ne doit pas être plus grosse qu’un petit pois de chez Blondel…

— Tu l’as déjà vu sa cervelle, gros malin ?

— …

— Alors, qu’est-ce que tu en sais ? D’abord, elle a de l’expérience… Et au sujet des garçons, elle en connaît un rayon. En tout cas, sûrement bien plus que toi !

— Peut-être, peut-être, admit le maigrichon d’un air semi-rêveur. Il se demandait comment il pouvait être aussi basané avec un nom aussi slave. Il avait beau chercher. Il ne trouvait que des Polonais, des Russes et des Ukrainiens dans sa famille, tous blonds comme les blés, tous grands et costauds. Sûr que sa mère avait dû fauter quelque part, que son père n’était pas son père et que son père ne le savait pas.

— T’aimerais bien être aussi beau que moi, p’tit bougnoule, lança le blond. Tu pourras toujours te taper mille ans de body-building, cinquante opérations de chirurgie esthétique, tu seras toujours qu’une vague mocheté…

Sa méchanceté lui plut tellement qu’il partit d’un grand rire triomphant qui se transforma en quinte de toux impromptue et s’acheva par un crachat qui atterrit dans la gamelle de la chatte sauvage somnolant sur le rebord de la fenêtre.

— Bordel, j’ai super bien visé, apprécia Man. J’aurais pu glavioter par terre. T’aurais été bon pour passer la serpillière…

— C’est un vrai bonheur de te recevoir, grinça Laz qui avait hâte que Man reparte et le laisse tranquille.

La glaire colossale vira très vite au bleu jaunâtre. La chatte quitta son perchoir discrètement pour aller se pourlécher les babines avec ce qu’elle prit pour une huitre de Barhein-Boléro. Quinze jours qu’elle n’avait rien bouffé, la malheureuse. Les finances de Lazbo allaient si mal qu’il n’avait même plus de quoi lui acheter sa pâtée.

— Je suis un géant, un colosse, un titan ! Reprit Man comme l’antienne du beau mec qui jouit de se voir si plaisant dans son miroir.

— Méfie-toi, mon œil de verre est une sorte de glace déformante. Il est très avantageux, c’est même pour ça qu’il a été primé !

— Je te crois pas. T’es rien qu’une mauvaise langue. Moi, je me fie à ce que m’a dit Kirielle. « Un vrai beau gosse comme on en rencontre pas à tous les coins de rue… »

— Oh… Sans doute… Enfin peut-être… admit Lazbo de sa voix la plus suave tout en chassant à coups de pied la chatte sauvage qu’il trouvait indécente de se goinfrer aussi salement.

— Approche ! Ordonna Man qui restait face au miroir. Mets- toi juste à côté de moi, qu’on compare…

— Fiche-moi la paix ! Répondit Lazbo. Moi, ma beauté est toute intérieure, vois-tu…

— Tu sais ce qu’on va faire ? On va se mettre à poil, comme ça pas de triche. On comptera nos muscles, on en mesurera la longueur, la largeur et la hauteur. Tu vas voir, ça sera très drôle. Allez arrive…

Et comme l’autre ne bougeait pas, le grand costaud attrapa l’œil de verre à bras le corps et fit mine de l’amener en face de Lazbo. L’œuvre d’art en verre filé bien que fragile, était surtout lourde et encombrante. Laz y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Quand il vit le géant s’échiner à la changer de place, il ne put s’empêcher de crier : « Arrête ! Laisse-le où il se trouve, mon bel œil de verre ! Je t’en supplie… Tu es si maladroit que tu es bien capable de me le bousiller ! »

— Alors rapplique, qu’on compare nos attributs !

En soupirant et en se demandant comment il pouvait cohabiter avec un gaillard aussi peu futé, Lazbo retirant un à un tous ses vêtements, s’approcha de son miroir capable de prendre autant de mesures que de photos tri-dimensionnelles et se prêta à ce jeu idiot.

— T’as beau te croire malin, tu finis toujours par faire ce que je veux, constata Man avec un tantinet de suffisance.

— Que veux-tu, quand les mecs de cent vingt kilos ouvrent leur gueule, ceux de soixante la ferment, conclut philosophiquement Lazbo en jetant un œil condescendant sur la verge de Man dont la taille lui sembla peu en rapport avec le reste de l’anatomie de son copain. Comme quoi, il suffit d’un rien pour consoler un homme humilié…

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