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http://Ouvrage disponible version numérique https://www.amazon.fr/36e-SATELLITE-BERNARD-VIALLET-ebook/dp/B0CJY497NK/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=VTHZ4324QVZT&keywords=Le+36e+satellite+bernard+viallet&qid=1695998461&s=books&sprefix=le+36e+satellite+bernard+viallet%2Cstripbooks%2C131&sr=1-1 version papier et ebook https://www.thebookedition.com/fr/le-36e-satellite-p-401338.html

CHAPITRE 2

Lindal et les Linedins

Lindal Firestone a vingt ans et des poussières. Brune et potelée, elle a un certain charme et même une coquetterie dans l’œil et un peu partout ailleurs. Epouse de John Firestone Number Twenty-Eight, elle s’ennuie un peu dans son rôle de femme au foyer le jour, de plante verte le soir quand Vinthuit l’exhibe dans ses coquetelles, vernissages ou expositions et de courtisane la nuit quand il lui faut assurer au lit en échange du toit, du vivre et du couvert…

Pour passer le temps, elle regarde les gens du haut de sa fenêtre. Tout en bas, à trente-six étages du rez-de-chaussée, la 36ᵉ rue n’est pourtant pas très fréquentée. Son attention est attirée par trois petites créatures qui marchent les unes derrière les autres, en file indienne. Pieds nus, la peau ocre, le crâne rasé à l’exception d’une touffe qui part du dessus de la tête et qui retombe sous forme de tresse très noire. Pas un glisseur, pas un duoflash, pas un zeppelin aux alentours. Rien. Juste ces trois mini-sauvages qui marchent sur la pointe des pieds et qui l’intriguent énormément.

Elle ouvre en grand sa fenêtre. Pourtant elle sait que c’est interdit par le règlement. Principe de précaution oblige. Mais Lindal s’en moque. Vinthuit est non seulement propriétaire de l’étage et des six cents acres carrés de l’appartement mais également des 36 autres étages de l’immeuble, l’un des plus cossus du quartier le plus branché de Comodula. Elle se penche au-dehors pour mieux voir la scène. Elle ne porte qu’un léger chemisier de dentelle de Palais, tellement échancré que l’air glacial s’y engouffre mieux que dans une manche à air. La bise à moins trente-six degrés la frappe en pleine poitrine. Elle ne sent plus l’un de ses seins. Elle presse l’autre pour le protéger.

En tendant son oreille bionisée, elle arrive à entendre ce que les hommes à la peau ocre crient à tue-tête :

« Liberté dans la concession ! »

« Egalité dans la dépression ! »

« Fraternité dans la récession ! »

Elle ne comprend rien à ces slogans. Qui sont ces gens ? Que réclament-ils vraiment ? Tous les jours ou presque, des gens défilent dans sa rue en brandissant des pancartes et en braillant des slogans. En général, elle comprend le sens de leurs revendications. Là, non. Elle attrape une petite laine et en couvre ses épaules. Elle ne sent plus du tout son sein droit. Qu’à cela ne tienne, elle se penche à nouveau, mais plus prudemment à cause de ce froid polaire. Et dire qu’hier encore, c’était jour de canicule. Les journalistes parlaient d’échauffement aquatique, d’assèchement des nappes flegmatiques et voilà que du jour au lendemain, la température chute de 72° d’un seul coup d’un seul. Drôle de météo sur ce satellite en folie…

Lindal cligne de l’œil pour mieux voir. Elle parvient tout juste à lire une des pancartes : « Halte à la discrimination ! On veut pouvoir toucher la Blanche ! » alors que la litanie lugubre reprend : « Egalité dans la dépression ! » Ces basanés ne sont que trois, mais ils font du boucan comme trente. Lindal optimise sa vue bionique et parvient à lire ce qui est écrit sur les vareuses des manifestants : « Authentic Linedin ». Bon sang, se dit-elle, des Linedins ! Les pauvres. Ils ont bien du courage de venir se plaindre dans le froid et de risquer d’attraper une pneumonie pour présenter leurs justes revendications. Déjà que c’est une peuplade en voie d’extinction. Tous plus ou moins alcooliques, drogués et obsédés sexuels, c’est du moins ce qu’elle a lu dans « Glagla », son hebdo féminin favori. Alors Lindal compatit, mais en ne perdant pas une miette de l’évènement qui se déroule sous sa fenêtre…

Voilà que trois gros bonshommes coiffés de petits calots ridicules et vêtus de longues robes de bure écrue s’approchent, tête basse en psalmodiant : « Oh, comme nous vous comprenons braves Linedins ! Oh, comme nous vous soutenons ! » Lindal se demande si ces pénitents ne sont pas de bons bourgeois bohémiens toujours prêts à battre leur coulpe et toujours enclins à se mêler de soutenir des causes qui ne les concernent en aucune manière.

Il fait décidément trop froid. Lindal referme la vitre avant d’avoir tout le haut du corps congelé. Une épaisse couche de glace a déjà recouvert les meubles, les murs et le sol. Il va falloir sonner Bonnechita pour qu’elle la ramasse délicatement. « Ah, se dit Linda, si Vinthuit découvre mon inconduite, qu’est-ce qu’il va dire ? Qu’est-ce qu’il va faire ? Il m’avait pourtant interdit de me pencher à la fenêtre… »

Dehors, les trois gros hommes en blanc ont l’air de faire de grands gestes d’apaisement, sans doute pour mieux calmer les meuglements des Linedins. Lindal ne voit pas bien ce qu’il se passe. Faut dire que du 36ᵉ étage, même avec des yeux-zooms, c’est pas évident… Un pénitent blanc se penche en avant et dessine quelque chose à la craie sur le sol. Un des sauvages lui écrase la main. Lindal en a mal pour lui. Le cri que pousse le malheureux s’entend fenêtre fermée. La femme au foyer sursaute.

« Il faudrait faire quelque chose en faveur de ces sauvages, pense-t-elle. Je ne sais pas moi. Leur apporter des offrandes, des cadeaux et même de l’argent. Respecter la coutume. Les serrer dans les bras, les caresser, les cajoler, leur faire oublier un instant leur malheur… Avoir un peu de compassion, bon sang ! »

Elle a envie d’imiter les pénitents blancs. Ajouter sa voix à leur chœur caverneux, crier comme eux, reprendre leurs slogans. Les encourager. Faire en sorte qu’ils se sentent moins seuls, ces gentils Bonobos… L’ennui avec les Linedins, c’est que ça finit toujours mal… Il y en a trop qui abusent de leur naïveté…

Lindal pousse un soupir à fendre l’âme. Elle est presque décidée à s’enrouler dans un drap et à descendre rejoindre les trois gros médiateurs de rue. Elle est même prête à payer de sa personne. Elle avance un pied pour faire un premier pas, puis deux. Mais soudain, elle s’arrête net devant la porte blindée. Elle se rappelle que Vinthuit Firestone lui a formellement interdit de quitter l’appartement quand il n’est pas là. Elle refuse de lui désobéir. Elle a très peur de lui surtout quand il fronce le sourcil gauche et qu’il lui lance son regard le plus noir. Alors elle retourne à la fenêtre tout en se dévêtant.

Les trois pénitents blancs se sont mis à genoux. Ils touchent le sol de leurs fronts moites en répétant : « Repentance ! Repentance ! Pardonnez-nous les turpitudes de nos ancêtres ! Nous avons honte d’être les descendants de ces monstres éradicateurs… » Lindal a l’impression que les Linedins n’écoutent pas, car elle les voit foncer vers les hommes en blanc et les savater comme c’est pas permis. Lindal a mal pour eux. Et cette scène pénible ne s’arrête pas là. D’un peu partout, des gens sortent de chez eux, reprennent les slogans et se joignent à la prière des pénitents. Petit à petit, la rue se remplit de repentants. À force de frapper, les sauvages rougeâtres commencent à avoir mal aux mains, aux poignets, aux pieds. Ils attrapent des bouts de bois et même des barres de fer et se mettent à briser les vitrines des magasins de luxe et même des petites épiceries de quartier.

Les commerçants qui étaient prêts à soutenir cette juste cause la trouvent soudain moins sympathique et même carrément saumâtre et nauséabonde. Ils savent qu’ils en seront pour leurs frais. Alors ils pleurent toutes les larmes de leur corps. Leurs larmes réunies en rigoles forment vite un petit ruisseau qui gèle sur place.

Du haut de son luxueux appartement, Lindal chiale aussi. Elle n’a pas pu s’empêcher d’ouvrir à nouveau sa fenêtre. Ses sanglots longs comme des violons d’automne coulent doucement et gèlent un peu plus bas le long de la vitre du dessous obligeant le voisin à gratter la glace. La femme au foyer sent son deuxième sein se congeler. Elle s’en veut très fort de la tournure que prennent les choses. Elle continue de pleurer, mais avec une soucoupe à la main pour ne pas gêner le voisin qui s’est plaint du dérangement occasionné. Prise d’un violent accès de désespoir, elle se gratte, elle se griffe, elle s’arrache les poils des aisselles et lacère son joli chemisier. Elle songe même à se scarifier au cutter. Ce pourrait être sa contribution à la cause. Mais elle se ravise. Elle sait qu’elle est belle. Elle ne peut pas sacrifier sa beauté même pour la plus noble des causes. Elle est totalement nue. Elle referme la fenêtre et remarque qu’une petite fille la détaille à la jumelle depuis l’immeuble d’en face. « Encore une petite vicieuse », se dit Lindal.

En hâte, elle se rhabille d’un peignoir blanc d’épais tissu éponge et du tranchant de la main, elle se donne un coup sec sur la poitrine. Ses deux mamelles, dures comme la pierre, chutent sur le sol. Sans faire de bruit, car il est recouvert de moquette haute mèche à poils très longs et très épais. Dehors, les boutiquiers ramassent les débris de verre et se mettent à les mastiquer consciencieusement. Les Linedins grondent méchamment et pirouettent trois fois sur eux-mêmes. C’est mauvais signe.

Et soudain Lindal croit reconnaître Vinthuit. Il fait partie des trois pénitents en robe de bure. Ainsi déguisé, il lui semble un peu ridicule. Elle comprend que les autres aient eu envie de cogner ce bourgeois de Palais à qui ne manque que la corde au cou. Pourtant d’ordinaire, avec sa vareuse d’entrepreneur en agro-alimentaire, il fait tellement plus chic, tellement plus distingué, tellement plus respectable. Les trois gros pénitents se sont relevés maintenant que les sauvages ont terminé de les gratifier de marrons et de horions. Mission réussie. Ils ont désamorcé la bombe. En effet, dans ce genre d’affaire, le pire c’est la contagion, l’incrustation, la contamination. Les manifestants arrivent à trois. Très vite, ils se retrouvent à cinquante puis à cent et, par un concours de circonstance, une bavure ou un malentendu, ils enflent jusqu’à mille, dix mille, cent mille voire un million. Ça s’est vu, mais c’était il y a bien longtemps. À l’époque, le pouvoir démocratique n’avait pas hésité à tirer sur les gens, à crever des yeux et à arracher mains et pieds.

Mais pour lors, les trois bonshommes se tiennent debout, bien fiers de la tâche accomplie pour la communauté. Puis, en se tenant par les épaules, les voilà qui exécutent un peu patauds une bonne huitaine de pas de pirbaki sans la moindre musique. Juste en bourdonnant, lèvres fermées. Une vraie prouesse technique.

Alors la foule qui s’est amassée de partout se met à hurler à l’unisson : « EGALITE DANS LA DEPRESSION ! »

Les Linedins n’apprécient pas. Ils lancent un gros « GLOP » plein de mépris et tout le monde se tait.

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