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RECYCLAGE

Personne ne s’imagine tout ce qu’on peut découvrir dans notre quartier historique si typique, au détour de ses petites ruelles et si fraîches, derrière ses façades à colombages si pittoresques, ses placettes si délicieusement ombragées sans parler de ses impasses si tordues qu’on peut s’y perdre et si étroites qu’il suffit d’étendre les bras pour toucher les parois opposées. Sans doute vaut-il mieux s’y aventurer de jour que de nuit, ces lieux se prêtant beaucoup trop aux funestes rencontres, aux mauvais coups et aux douteuses escarmouches. D’ailleurs certaines rues portent des noms qui ne prêtent pas à confusion : ruelle des tire-laines, impasse du coupe-gorge ou venelle vide-bourses…

Si je m’aventurais dans ce secteur un peu étrange de la ville, perdu au milieu d’une foule bigarrée où se mêlaient touristes en goguette juste bons à plumer, zonards aussi hagards que camés, punks à chien à la ramasse et autres pauvresses venues glaner quelques fruits et légumes abandonnés sur les trottoirs et dans les caniveaux en fin de marché, c’était pour une bonne raison… enfin à mes yeux. J’y venais prendre livraison d’un pantographe pour ma toute dernière locomotive miniature, une belle EBR 187 rouge de la Deutsche Bahn. Je l’avais trouvé d’occasion et pour un prix raisonnable sur le site internet bien connu, « Le Bon Spot ». J’avais contacté le vendeur par mail. Il était convenu que je devais venir chercher la pièce au 13, rue du Condotierre Alonso Gemini. Non sans peine, je finis par découvrir une grande bâtisse de pierres de taille vertes de mousse avec de ridicules petits fenestrons à peine plus grands que des meurtrières. Pas de boutique. Pas de vitrine. Pas d’enseigne lumineuse, rien, excepté un panonceau de contreplaqué annonçant en lettres noires sur fond jaune : « MAZONA, recyclage général et universel, achat et vente, professionnels et particuliers ». Le tout souligné d’une sombre banane voulant figurer un sourire ou plutôt un rictus. Une lourde porte de chêne sombre munie d’un guichet grillagé en semblait l’unique accès. Je saisis la main de bronze qui y pendait pour y cogner. La petite trappe s’ouvrit presque aussitôt révélant un visage d’homme masqué par la petite grille de fer forgé.

— C’est pourquoi ? Me lança-t-on sans aménité.

— On m’a invité à venir ici retirer un pantographe de loco, bredouillais-je en regrettant presque d’avoir frappé.

— C’est qui, « on » ?

— Le mail était signé « Lorenzo El Magnifico »…

— Ah ! Encore un client du « Bon Spot » ! fit l’homme avec un soupir et quelques grognements au sujet d’un certain Don GianFranco qui était tombé bien bas apparemment.

La porte s’ouvrit sans le moindre grincement. J’entrai dans un corridor étroit et sombre pour me retrouver aux côtés d’un homme patibulaire, boule à zéro, mâchoire carrée, air mauvais et physique de boxeur sur le retour.

— Donnez-vous donc la peine d’entrer, Monsignor, me fit-il soudainement obséquieux. Quoi que vous soyez venu chercher chez nous, vous le trouverez !

— Mis à part ce panto, échelle N, je n’ai vraiment besoin de rien d’autre, lui répondis-je.

— C’est toujours ce qu’on déclare en arrivant, me lança-t-il en se mettant soudain à rire à gorge déployée, dévoilant une série de chicots peu ragoûtants.

Il me conduisit illico jusqu’à un grand comptoir placé à l’intersection de plusieurs couloirs. Quelques jeunes gens semblaient attendre tranquillement le chaland, clope ou joint au bec, rollers aux pieds et mini-ordinateurs au poignet.

— Pour vous, ce ne sera pas dans ce bâtiment, mais dans celui réservé aux jeux pour enfants et adultes. Vous verrez on a aussi plein de sex-toys tout à fait croquignolets…

Et il émit un petit sifflement. Un gamin d’une dizaine d’années apparut aussitôt. Il était aussi brun de cheveux qu’il était pâle de peau. Vêtu d’un simple short Adidas, de tongs en plastique et d’un Tee-shirt Nike crasseux et troué, il aurait très bien pu passer pour un petit mendiant napolitain comme on en croise tant dans nos rues. Ce gosse me fit immédiatement pitié. Ainsi, au XXIè siècle, dans le quartier historique d’une des villes les plus remarquables d’Italie, on pouvait en toute impunité faire trimer un gamin aussi jeune !

— Voilà, fit le boxeur, il s’appelle Enzo… Vous verrez, il est très serviable… obéissant… gentil… N’hésitez pas à lui demander quoi que ce soit…

Après lui avoir soufflé à l’oreille quelques consignes dans un patois incompréhensible pour moi, le vieux retourna à son guichet, me laissant aux bons soins du gosse qui me prit tout de suite par la main en me disant : « Allez, on y va, Monsieur. C’est pas dans ce coin… »

Par une porte ouverte sur notre droite, nous aperçûmes une vaste salle remplie de pièces détachées de voitures, de roues, de jantes, de pneus, d’enjoliveurs, de pare-chocs et autres portières de toutes marques et de tous modèles. Et sur la gauche, rien que des batteries, des ordinateurs de bord, des embrayages et des boîtes de vitesses…

— Ici, Monsieur, c’est tout ce qui concerne le domaine de la mécanique auto et moto. Si tu as besoin de quelque chose pour ta voiture, on peut s’arrêter une minute pour regarder…

— Non, Enzo, j’ai juste besoin de mon pantographe et de rien d’autre !

Un léger voile de déception apparut sur le visage pas très net du petit.

— Ça m’a vraiment l’air immense ici, commentai-je pour dire quelque chose.

— Oui, ça s’étend sur quatre étages et autant de niveaux en sous-sol, sans parler des autres bâtiments et hangars, annonça le gamin avec une belle fierté. Mazona recycle tout sans exception. Du boulon de 14 aux santiags taille 39 !

— Incroyable ! M’écriai-je en atteignant une vaste cour remplie de dizaines de vélos, trottinettes et scooters, plus ou moins jolis, plus ou moins défraîchis, en état de marche ou non. Je me demande comment on peut accumuler tant de choses…

— C’est simple. On rachète et on revend. On récupère dans les rues, dans les décharges un nombre incroyable de trucs abandonnés. Et puis plein de gens nous apportent les objets dont ils veulent se débarrasser. On fait du recyclage quoi !

Je me demandai si la majorité de tout ça ne provenait pas plutôt de vols, cambriolages et autres extorsions, mais sans oser importuner le gamin avec ça.

Passé la cour aux deux roues, nous pénétrâmes dans un deuxième immeuble aussi grand et quasiment aussi austère que le premier. Enzo me dit qu’il était consacré aux fripes, chaussures, chapeaux, sous-vêtements et autres maillots de bain.

— T’es sûr que t’as pas besoin de te rhabiller en plus classe, Monsieur ?

— Non, répondis-je agacé.

— Tu voudrais pas nous acheter un joli chapeau ? On vient de recevoir un lot de Panamas tout ce qu’il y a de chic, d’élégant, de tendance…

— Arrête de me faire la retape, Enzo, tu deviens lourd ! Tu sais bien que je ne suis pas venu pour ça !

— Dans ce bâtiment, au sous-sol, on a une immense animalerie avec plein de chiens, de chats, de reptiles, de tortues, de poissons, d’oiseaux. Tiens, ça te dirait pas un gentil perroquet du Brésil ? On en a reçu de magnifiques, parleurs et tout…

— Non, Enzo ! J’ai horreur des animaux de compagnie. Mon exaspération montant, le petit se renfrogna encore un peu plus.

— Me dis pas que tu es payé à la commission ou au chapeau !

— Je suis pas payé du tout, Monsieur, je suis trop petit pour ça. Juste des coups si j’ai pas d’bons résultats, ajouta-t-il tristement.

Sur cette parole, je m’arrêtais net au milieu de cette pièce remplie de chaussures et d’escarpins pour dames. L’enfant mesura sans doute la profondeur de mon écœurement. Un éclair malicieux apparut dans son œil sombre.

— Je blaguais, Monsieur, je blaguais. Personne ne me bat jamais et je touche la même paie que les autres…

— Je veux savoir la vérité, Enzo. Comment t’es-tu retrouvé à bosser si jeune chez Mazona ?

— J’ai été enlevé de la ferme de mes parents en Calabre. Je ne suis qu’un pauvre petit prisonnier. Don GianFranco me fera libérer quand j’aurai payé ma dette. Je ne dois rien leur coûter…

— Mais, c’est monstrueux, mon garçon. On ne peut pas laisser faire ça à notre époque. On n’est plus au Moyen-Âge, bordel !

Le gamin plaisanta, blagua, me raconta que j’avais marché, qu’il m’avait raconté des craques, histoire de voir si j’allais gober tout ou partie. Puis, il me tira vers une troisième bâtisse, me fit entrer dans la cage d’un monte-charge qui nous propulsa au quatrième étage, dans les combles, secteur des maquettes et jouets miniatures. Une véritable caverne d’Ali-Baba. Il y avait de tout, des locos, des wagons, des tenders, des rails, des aiguillages, toutes sortes de décors, de ponts, de passages à niveaux, de gares et, sur une étagère bien en vu, un exemplaire du Simplon-Express que j’aurais bien ajouté à ma collection. Une rareté. Un rêve éveillé de maquettiste ferroviaire. Enzo profita sans doute du fait que je ne savais plus où donner de la tête pour disparaître en toute discrétion.

Un Africain à la mine triste et fatiguée m’interpela : « Monsieur Mario Plazza ? »

Comment ce type connaissait-il mon nom ? Le sien était écrit sur sa blouse bleue délavée, Mamoudou Hassana. Décidément tout me semblait assez louche dans cet immense et monstrueux entrepôt que je soupçonnais de plus en plus d’appartenir d’une manière ou d’une autre à la mafia. Je n’eus même pas à préciser l’objet de ma visite. Sans plus attendre, Mamoudou me sortit de dessous son comptoir la pièce détachée tant désirée avec son bordereau et son code-barres. Il m’annonça un prix qui me sembla abordable.

— Et avec ceci, Monsieur, qu’est-ce qui pourrait également vous faire plaisir ?

— Je suis un peu hésitant… J’ai aperçu un coffret qui m’a l’air assez intéressant sur l’étagère, là-bas…

— Ah oui, le Simplon-Express, modèle 1971. Une jolie pièce de collection plutôt rare de nos jours. Il est en promo à 750 dolros.

— C’est vraiment cher… Je croyais que sa cote ne dépassait pas 450.

— On ne va pas marchander, fit le vendeur africain. Mais, comme vous m’êtes sympathique, je pourrai vous faire une petite décote. Chez Mazona, on ne recule devant rien pour satisfaire le client ! Allez, vous mettez 680 dolros sur le comptoir et vous partez avec cette pièce unique !

— Encore trop cher. Mais si vous vouliez bien descendre à 560, je ne dirai pas non…

— 650 ! Et ce sera mon dernier prix, cher Monsieur…

Le marchandage s’éternisa encore un peu. Je jetais l’éponge à 625 dolros avec l’impression de m’être fait un peu moins rouler. Signai un second bordereau et récupérai mes emplettes. Mamoudou Hassana appuya sur une sonnette. Et, comme par enchantement, le petit Enzo réapparut avec un grand sourire éclairant sa frimousse blafarde.

— Je suis bien content, Monsieur, que tu aies acheté ce petit train en plus. Bien content… Enfin, c’est surtout Mamoudou qui est bien content. Grâce à vous, il aura un bout de viande dans son frichti de ce soir !

— Qu’est-ce que tu me racontes, garnement ? Encore une de tes mauvaises blagues ?

— Non, juste la vérité vraie. Mamoudou, c’est rien qu’un esclave…

— Je te crois pas. Ça fait des siècles qu’il n’y a plus d’esclavage en Europe !

Il me fit traverser une autre cour remplie d’un bric à brac de matériel de jardinage avec tout un lot de tondeuses à gazon, sécateurs, taille-haies et autres broyeurs à déchets verts. Nous croisâmes quelques clients pris en main cette fois par un vendeur pakistanais ou bengali aussi sombre que taciturne…

— Pourtant, c’est vrai, Monsieur. La preuve c’est qu’il est enchaîné…

— Arrête un peu tes c…, Enzo, tu ne m’amuses plus. J’ai bien vu qu’il était libre de ses mouvements…

— En apparence… T’as pas vu le bracelet électronique qui entoure sa cheville. Il me l’a montré l’autre jour. Et pour Ahmed, le vendeur que tu vois là, c’est la même chose. Ce sont tous des prisonniers comme moi. Ils ne peuvent pas sortir du pâté de maison. Si c’est pas ça être enchaîné…

— Mais ce serait monstrueux, m’indignai-je. Si tu dis vrai, tout ce que je découvre ici est illégal, interdit, répréhensible. Vol, recel, travail forcé, séquestration, exploitation de mineurs. J’aimerais bien comprendre comment tout ce système peut fonctionner…

— C’est très simple. Don GianFranco est propriétaire de tout le pâté de maisons, à vrai dire de presque tout le quartier, plus toutes sortes d’entrepôts et de hangars que je ne connais pas en périphérie… Il emploie des milliers de gens aussi bien à l’approvisionnement qu’à la distribution. Et je ne te parle pas des gens qui mettent les annonces sur le net !

— Mais, toi, depuis combien de temps travailles-tu ici ?

— À peu près quatre ans maintenant. Depuis que ma mère est morte. En fait, Don GianFranco, c’est mon père biologique. C’est pour ça que je ne suis pas pisté électroniquement comme tous les autres.

— Tu me sembles bien misérable pour vraiment être un fils de nabab !

— Ma mère était lavandière au bâtiment B. Un soir qu’il passait dans les parages, le maître la trouva à son goût. Ils ont fait ce que tu imagines, Monsieur. C’est comme ça que je suis venu au monde. C’est du moins ce qu’elle m’a raconté avant de mourir… Dis, ça te dirait de visiter le hangar où on fait pousser la bonne herbe ?

— Pourquoi pas ? Lui répondis-je sans vraiment réfléchir.

Et il m’entraîna dans un vaste hangar où poussaient sous des lampes à halogène des milliers de plants de cannabis dans une atmosphère moite et confinée. Le tout hors sol grâce à un système complexe d’aquaponie sans doute parfaitement au point. Il me fit promettre d’en prendre pour un minimum de cent dolros. Je promis, trop désireux d’enfin découvrir le pot aux roses de cette drôle de société. En ressortant de cette plantation, encouragé par ce premier succès, il osa me proposer de passer un petit moment intime avec une prostituée.

— Je peux t’en montrer de très jolies, me fit-il en souriant de toutes ses dents.

Comme je n’étais pas sûr de vouloir aller aussi loin dans mes recherches, il insista lourdement : « … Tu sais, Monsieur, on vient de recevoir une dizaine de nouvelles des pays de l’Est, de Cuba et du Nigéria… Des beautés… »

— Très peu pour moi !

— Tu préfères peut-être des filles plus jeunes… des enfants…

— Non.

— Des nains peut-être ?

— Pas plus.

— C’est bizarre, je ne te sentais pas gay, Monsieur…

— Tu as très bien senti, petit gars. Tout cela me semble bien triste en effet. Allez, raccompagne-moi jusqu’à la sortie !

De monte-charge en escalator, de corridors en placettes, et de hangars en couloirs, nous parvînmes à la caisse centrale, ultime étape avant la sortie. Je réglais tous mes achats. Enzo me salua poliment en me prodiguant moult remerciements. J’avais acheté bien plus que prévu et même un gros sac de beu dont je me promettais de me débarrasser en le balançant dans la première bouche d’égout venue…

Le lendemain, je repris mon boulot d’alerteur sur le site internet « Adapart », spécialisé dans les enquêtes dérangeantes pour le pouvoir qui nous traitait d’ailleurs de « fouille-merde ». Je parlais de ma bizarre découverte à Paolo Santini, mon rédac-chef attitré.

— Sais-tu, mon cher Paolo, lui dis-je, que l’esclavage, la prostitution, la vente de drogue, le vol et le recel se pratiquent à grande échelle, pas loin d’ici, au vu et au su de tous ?

— Tu ne m’apprends rien, Plazza. Il suffit de faire un tour dans la rue d’à côté pour trouver tout cela, se moqua-t-il.

— Oui, mais ce que je te raconte, c’est de l’industriel avec pignon sur rue, sous prétexte de recyclage plus ou moins écologique. Et au détriment des plus faibles, des femmes, des enfants et des immigrés clandestins…

Et je lui détaillais toute ma visite chez « Mazona ». Fort peu de recherches nous suffirent pour retrouver les liens que le fameux Don GianFranco entretenait avec la mafia napolitaine, la terrible Camorra de sinistre réputation.

— Je vais en parler séance tenante au commissaire Galbini. Depuis le temps qu’il essaie de faire tomber ce parrain, je suis certain qu’il ne va pas laisser cette affaire sous le boisseau… J’espère juste que tout ce que ce gamin t’a raconté n’est pas sujet à caution…

— Là-dessus, Paolo, je n’ai pas le moindre doute. Je suis certain que ce gosse ne m’a pas menti. Et s’il l’a fait, ce n’est que quand il a dit qu’il blaguait, histoire de noyer le poisson.

Je ne sais pas comment Santini réussit à convaincre Galbani. Toujours est-il que descente de police il y eut quelques jours plus tard, mais qu’elle fit lamentablement chou blanc. Pas le moindre enfant exploité, pas le moindre migrant tenu en esclavage, pas la moindre fille prostituée et même pas le plus petit plant de cannabis sous sa lampe chauffante. Rien que du légal, du professionnel, du sérieux et du patenté. Rien que des employés modèles, déclarés, vaccinés et syndiqués. Rien que des marchandises vendables, traçables et répertoriées. Sans la moindre difficulté, le sieur Don GianFranco prouva qu’il n’était qu’un honnête commerçant et que sa petite affaire de recyclage tous azimuts relevait même de l’utilité publique ! Galbani fut bon pour présenter de plates et amères excuses. Il retourna sa rage impuissante sur Santini qui la répercuta immédiatement sur moi.

— À cause de toi et de tes découvertes idiotes, je passe pour un crétin des Alpes et un fieffé mythomane. Notre site perd une bonne dose de crédibilité. Nous voilà la risée du net ! Ce foutu gosse t’a baladé tout du long. Et tu as tout gobé comme la pauvre tache que tu es !

— Pourtant, je sais ce que j’ai vu. Je ne suis pas fou. Le parrain a des appuis partout. Et sûrement des informateurs dans la police. Il a dû être averti à temps de la descente. Il aura pris ses précautions. C’est aussi bête que ça !

— Ecoute, Mario, je serai toi, j’irai me mettre au vert tout de suite… Tu prends le premier train, le premier avion, le premier bateau venu et tu te barres le plus vite et le plus loin que tu peux !

— Je ne suis pas trop chaud pour l’exil volontaire, lui répondis-je d’abord. J’aime trop ma famille, mon boulot, ma ville. Qu’est-ce que j’irais glander dans le Nord ou à l’étranger ?

— Pauvre pomme ! Tu ne piges vraiment rien à rien ! Tu viens de balancer un parrain ! S’il te chope, sûr que tu vas finir au fond de la rade avec une bastos dans le plafond et une belle paire de sabots en béton !

Pas besoin de m’en raconter plus. Je connais leurs méthodes. Je me réservais dans l’heure et sous un faux nom une petite location dans un joli chalet de bois avec vue sur le lac Majeur. C’est là que je démarrerai ma cavale. Je comptais y rester une petite semaine avant de filer vers l’Autriche et sans doute ultérieurement vers la Dalmatie… Avec ces gens-là, on n’est jamais trop prudent…

Une main me tape sur l’épaule.

« Monsieur Mario Plazza ? », s’enquiert un grand type basané aux yeux cachés par une paire de Ray-bans miroir. Aussitôt, une sueur froide s’empare de moi. Je suis fait. Un autre sbire vêtu d’un imperméable mastic et coiffé d’un Stetson noir s’approche. Menaçant. Je distingue comme une bosse au niveau de sa poitrine. Deux nervis de la Camorra. C’est sûr et certain. Ces salauds m’ont retrouvé. Je n’ai pas dû mettre assez de distance entre eux et moi.

— Veuillez nous suivre, Monsieur Plazza, et sans faire d’esclandre s’il vous plait, continue le premier sur un ton poli mais ferme.

Les deux gus m’encadrent. Ils croient me tenir. Je m’abaisse brusquement pour les feinter. Et prends immédiatement mes jambes à mon cou. Surpris par cette réaction inattendue, ils restent immobiles une seconde, ce qui me permet de prendre un brin d’avance. Je fonce en direction du lac, de la vie, de l’animation. Si j’ai la chance d’ameuter des gens, d’alerter la police, simplement de me faire remarquer d’une manière ou d’une autre, je suis sauvé. Mais je les sens qui se rapprochent de mon dos. J’accélère autant que possible, mais mon léger embonpoint reste un sacré handicap. Jamais je ne pourrai tenir la distance. Débouchant d’un coin de rue, voilà que surgit le petit Enzo, une grosse corde à la main. Qu’est-ce qu’il fabrique ici, ce fichu gamin ? Il me lance son bout de corde dans les jambes comme un lasso. Je trébuche sur place, je valdingue et je m’étale de tout mon long. Ils n’ont aucune peine à me maîtriser, à m’appliquer sur le museau un tampon de chloroforme et à m’embarquer dans une camionnette qui arrive aussitôt. Je sombre dans une inconscience comateuse…

Quand je me réveillai plusieurs heures ou jours plus tard, ce fut pour découvrir que j’étais enfermé dans une cave aussi sombre qu’humide en compagnie d’un petit vieux barbu dont le torse était garni d’un épais bandage et la tête parée de grosses lunettes noires.

— Où suis-je ? Lui demandai-je.

— Bienvenue, frère, te voilà arrivé au sixième dessous des établissements « Mazona »…

— Je croyais qu’il n’y avait que quatre sous-sols.

— On avait dû te cacher les zones de rétention et de torture de l’endroit…

— Ces salauds ne font pas déjà assez de mal comme ça ?

— Tu ne crois pas si bien dire, frère de misère. Tiens, moi par exemple, je ne suis là que depuis quinze jours et j’ai déjà été opéré deux fois…

— Incroyable…

— Ce sont des rapaces, des charognards, des suceurs de sang. Aussi vrai que je m’appelle Tillio, que j’ai 62 ans et que j’étais capitaine dans l’armée de l’air.

— Moi, je ne comprends vraiment pas comment j’ai pu me retrouver dans ces catacombes…

— Il y a mille raisons possibles. Moi-même, j’étais propriétaire d’un petit immeuble, histoire d’avoir quelques revenus pour améliorer ma modeste retraite. Il avait le malheur de jouxter les propriétés du parrain Don GianFranco. Celui-ci voulait absolument me l’acheter. J’ai eu la sottise de rejeter toutes ses propositions. Alors ils ont changé de méthode. Ils sont passés à la manière forte. Ils se sont introduits chez moi, m’ont molesté, tabassé, torturé. Avec ma tête de bois et mon imbécile sens du devoir, j’ai encore refusé, même sous les coups. Alors ils m’ont kidnappé et amené ici. À bout de forces, j’ai bien sûr fini par signer quelque temps plus tard. Ils se sont emparé de mon immeuble, de tous mes biens et ils ont disposé de ma personne, prétextant que je leur avais causé pas mal de tracas et qu’ils devaient se payer sur la bête…

— C’est horrible, monstrueux ! Pourtant des gens ont bien dû s’apercevoir de votre disparition… vous rechercher… alerter les autorités…

— Mon pauvre ami, personne ne s’occupe de personne… On peut crever la gueule ouverte, les voisins, les amis s’en f… Quant au peu de famille qui me reste, il est à Milan, autant dire au bout du monde !

— Qu’est-ce que je dois comprendre par « se payer sur la bête » ? lui demandai-je avec une extrême appréhension.

— À la première opération, ils m’ont retiré l’œil gauche.

Pour appuyer ses dires, il ôta ses lunettes d’un geste théâtral, histoire de me faire admirer son orbite vide à peine cicatrisée. « Puis avant-hier, ils m’ont pris un rein… Nul doute que c’est pour le vendre à quelque clinique pour transplantation d’organes… Ils recyclent tout, ces salopards, même la viande humaine. Avant ton arrivée, frère de misère, j’étais avec un pauvre gosse de quinze ans qu’ils avaient ramassé je ne sais trop où et je ne sais trop pourquoi. C’est monstrueux ce qu’ils lui ont fait subir. Je préfère pas te raconter…

— Et vous croyez que moi aussi…

— Je ne crois pas. Je suis sûr ! Sûr et certain ! Lança le petit vieux tout charcuté.

À cet instant, j’entendis le grincement d’une clé dans la serrure. Je vis la porte s’ouvrir en grinçant et j’entendis une voix lancer : « Mario Plazza ! En route pour le bloc ! »

C’en était trop. La vue de ces deux blouses blanches tendant leur bras pour me saisir m’occasionna un choc psychologique trop violent. Je perdis conscience.

Quand je me réveillai, j’étais étendu sur mon lit dans la douillette chambre du chalet des rives du lac de Garde et non dans la geôle infecte. J’étais couvert d’une sueur mauvaise. Mon cœur battait la chamade. Fort péniblement, je réalisai que je venais de m’extraire d’un affreux cauchemar. Il n’en demeure pas moins que le soir même, je pliai bagage et prit la route de Salzbourg et des vertes vallées autrichiennes sans demander mon reste. Avec ces gens-là, on n’est jamais trop prudent…

(Nouvelle extraite de « LOLLYBLOG »)

Ouvrage disponible version papier et e-book

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