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Mamie Portable

Palais sur mer, jolie sous-préfecture du Bas de Palais, est surtout célèbre pour son magnifique beffroi et pour ses six bourgeois qui, lors de la guerre de Cent ans, eurent la honte de devoir remettre les clés de leur cité à leur nouveau maître, la corde au cou et revêtus de la robe de bure des condamnés à mort. Mais ça, c’était il y a bien longtemps. Aujourd’hui, elle est plutôt connue pour sa « Savane » et pour ses étranges occupants, candidats de plus en plus nombreux à la traversée du bras de mer qui sépare le continent européen de l’Eldorado britannique. Dans cette charmante cité, un quartier pavillonnaire bien paisible est, depuis quelques mois, le théâtre d’un étrange ballet. Chaque jour, du matin au soir et du soir au matin, les habitants y voient des dizaines de Somaliens, Érythréens, Nigériens, Afghans, Pakistanais, Maghrébins ou Syriens venir sonner, un à un ou par petits groupes, à la porte du jardin d’un coquet pavillon situé au fond de l’impasse Pierre de Wissant. C’est le domicile de Pierrette Eustache, 67 ans, veuve et retraitée de l’Education Nationale. Honorablement connue dans le quartier, cette ancienne prof d’histoire et géographie au collège Nungesser et Coli a décidé de consacrer son temps à faire le bien, à partager, à aider ces pauvres malheureux venus de si loin. D’abord bénévole aux « Restaus du beur », elle les a quittés récemment pour rejoindre l’association « Aleïkum », plus spécialisée dans l’accueil des « migrants » qui campent à plusieurs milliers dans toutes sortes d’abris de fortune à moins d’un kilomètre de l’impasse en question…

10 heures. Quelqu’un sonne au portail du jardinet. Depuis l’aube, c’est au moins la vingtième fois que Pierrette est dérangée. En savates et blouse verte à grosses fleurs orange, elle ouvre sa porte d’entrée, descend en soupirant les trois marches du perron et s’approche à pas menus et un peu trainants. Un grand colosse d’Africain âgé d’une vingtaine d’années se présente : « Bonjour, Madame. C’est bien toi, la « Mamie Portable » ?

— C’est moi, en effet, mon garçon…

— Tu veux bien me recharger mon portable ? Demande le visiteur en lui présentant un magnifique Iphone de toute dernière génération.

— Bien sûr, lui répond la retraitée. C’est la première fois que tu viens ?

— Oui, Mamie, je suis arrivé avant-hier au camp de « La Savane ».

— Alors, il faut que je t’explique comment fonctionne notre petite affaire. Tu déposes ton appareil. En échange, je te donne un ticket avec un numéro et un tampon. Quand tu reviendras ce soir ou demain, je te le rendrai en échange du ticket. Tu as bien compris ?

— Oui, Madame.

— Si tu n’as pas le ticket, je ne te rends rien ! Insiste Madame Eustache. Un portable contre un ticket ! Pas de ticket, pas de portable… OK ?

— OK, répond l’Africain.

La retraitée sort un petit carnet à souche et un crayon de la grande poche ventrale de son sarrau.

— C’est comment ton nom ?

— Mamadou Demba.

— Et tu arrives de quel pays, Mamadou ?

— Du Mali. J’ai fait un bien long voyage. Je suis d’abord arrivé en Libye. Là, j’ai attendu, attendu avant de trouver un bateau qui a failli couler au large de Lamédusa. Les gardes côtes italiens nous ont récupérés juste à temps…

Et le dialogue se poursuit de part et d’autre de la barrière du jardin de Madame Eustache. L’histoire de Mamadou Demba, immigré clandestin, est à peu près la même que celle de centaines de milliers d’autres. Au Mali, les feuilletons diffusés par la télé collective de son village lui avaient bien farci la tête du mirage d’une vie meilleure dans le paradis européen. Et puis, un de ses oncles avait fait fortune à Londres. C’est du moins l’impression qu’il donnait les rares fois qu’il revenait au bled dans sa grosse Mercédès noire aux sièges de cuir blanc, les poches bourrées de menue monnaie qu’il distribuait aux gamins comme mie de pain aux pigeons…

Un jour, Mamadou en avait eu assez de se ruiner le dos à gratter la terre pour un salaire de misère. Il avait pris son baluchon, embrassé sa mère, ses frères et ses sœurs et était parti vers des cieux qu’il croyait plus cléments. Ainsi avait-il fini par atterrir dans la « Savane » de Palais, sur les bords d’une mer grise et froide, dernier obstacle l’empêchant d’atteindre son but ultime. Deux Blancs d’un certain âge lui avaient donné une tente monoplace à ouverture automatique de marque Kékoua. Ainsi avait-il élu résidence dans cet immense camp de fortune, plus sale et plus dangereux qu’un bidonville africain. En effet, une cinquantaine de nationalités s’y entassait, s’y côtoyait, s’y affrontait pour s’y tailler des territoires, recréant d’improbables communautés avec leurs lieux de culte, leurs petits commerces, leurs écoles, leurs infirmeries et bientôt leurs hôpitaux, sans parler des gangs, mafias, rackets et trafics en tous genres.

Pierrette Eustache dut mettre fin au récit de son visiteur. Un peu trop vite au goût de Mamadou qui repartit avec le ticket N° 796 à la main. D’autres clients de Mamie Portable s’impatientaient déjà, las d’attendre trop longtemps leur tour pour déposer ou réceptionner leur dernier lien avec leur ancien monde. L’intérieur du pavillon de la retraitée montrait un aspect assez étonnant. Tous les accès au courant électrique étaient occupés par de grosses prises multiples sur lesquelles étaient branchés des dizaines de téléphones munis de leurs chargeurs. En tout, plus d’une centaine à la fois, de tous modèles, de toutes marques dont une grande majorité de smartphones plus rutilants et plus performants que le modeste Nokia dont Pierrette se contentait depuis bien des années.

Dans l’après-midi, Jean, son fils aîné, agent immobilier dans la quarantaine dynamique, vint lui rendre visite comme il le faisait systématiquement une à deux fois par semaine. Après le café et les spéculos, il lui fit part de ce qui le préoccupait depuis quelque temps : « Maman, cette affaire de rechargement de portables est en train de prendre des proportions inquiétantes. Il y en a partout dans la maison… »

— Je le sais, Jean, je le sais. Mais comment faire autrement ? Il faut bien que je rende service à tous ces malheureux…

— Tu es de plus en plus fatiguée. Toute la journée, c’est un va-et-vient incessant. Tu n’es jamais tranquille. Je crains aussi que tes voisins finissent par en avoir assez de toutes ces allées et venues…

— Rien à f… des voisins ! S’exclama Pierrette. Tous des tordus, des racistes et des abrutis ! Moi, mon fils, de toute ma vie de militante, je ne me suis jamais préoccupée du qu’en dira-t-on. Et c’est pas aujourd’hui que je vais commencer ! Les migrants sont ma nouvelle cause, mon nouveau cheval de bataille. Tu connais mes idées…

— Oui, maman, tu m’as cent fois raconté ton mai 68, ta bataille du Larzac, tes combats féministes, ton épopée écologiste et tes expéditions dans le Sahel pour acheminer des manuels scolaires, des cahiers et des crayons… Mais là, ça devient un peu « too much »…

— Comment ça « too much » ? s’étonna la retraitée.

— Tu n’as plus une minute à toi. Cette activité te prend tout ton temps, toute ton énergie…

— Et alors ? Je me sens utile. Ils m’appellent tous « Mamie Portable » ! Tu te rends compte…

— Imagine qu’ils viennent encore plus nombreux, qu’ils soient deux ou trois cents par jour… Comment feras-tu ?

— J’en sais rien. L’idéal serait que des voisins prennent le relais. J’ai essayé de les impliquer mais ça n’a rien donné. On dirait qu’ils ont tous peur de mettre la main à la pâte…

— On peut les comprendre quand on voit ce que ça te coûte, dit Jean. Tu m’as raconté toi-même que ta facture d’électricité avait quintuplé…

— C’est vrai, mais quand on aime on ne compte pas, mon petit…

— Je me demande si ton amour est bien placé, objecta Jean. Tes petits protégés usent et abusent de ton bon cœur, Maman. Tu leur rends un immense service et qu’obtiens-tu en retour ?

Ils en restèrent là. C’était la énième fois qu’ils échangeaient ce genre d’arguments. Plus réaliste, Jean se demandait jusqu’à quand sa mère allait pouvoir poursuivre cette mission épuisante. Toutes ces allées et venues, tout ce remue-ménage l’inquiétait. On était loin de la retraite paisible et confortable qu’il avait espéré pour sa mère…

Vers 18 h, se présenta un Africain très grand et très noir de peau.

— Bonsoir, Mamie Portable, je viens récupérer mon téléphone.

— As-tu ton ticket, mon garçon ? Lui demanda Pierrette.

L’homme sortit de la poche de son jean un carré de papier tout froissé. C’était le N°796. Madame Eustache retourna dans le pavillon pour récupérer l’Iphone de Mamadou Demba et revint à la clôture, soudain saisie d’un doute. Elle n’était plus très sûre d’avoir affaire au même homme. La vue de Mamie Portable laissait un peu à désirer et ses clients étaient si nombreux à défiler chez elle et si peu différents qu’elle avait souvent pas mal de peine à les reconnaître. Avant de lui donner l’appareil, elle risqua une petite vérification supplémentaire : « C’est à quel nom ? »

— Traoré Wemba ! Annonça l’Africain d’une voix ferme.

— C’est bizarre, j’avais noté « Mamadou Demba » sur la souche…

— Mamadou, Traoré, c’est du pareil au même, rétorqua l’homme avec un grand aplomb et un sourire irrésistible. Traoré c’est mon second prénom… Mamadou Traoré Wemba !

— Oui, mais le nom ne va pas non plus… Wemba, ce n’est pas Demba !

— Mamie Portable, t’as pas dû bien comprendre… Wemba, Demba, ça se ressemble… Je suis bien Traoré Mamadou Demba… Je te le jure sur la tête de ma mère et même sur le saint Coran si tu veux ! Allez aboule le portable… Je le reconnais, c’est bien le mien…

Un autre Africain qui attend son tour confirme sur l’honneur que son camarade est bien ce qu’il affirme être. Pierrette est perplexe. Mais que peut-elle faire ? En l’absence de tout papier d’identité, comment vérifier quoi que ce soit ? Un peu à regret, la retraitée finit par tendre le précieux smartphone. L’homme s’en empare d’un geste brusque et file sans un mot de remerciement.

Le lendemain matin, le véritable Mamadou Demba se présenta sans son ticket. Madame Eustache se montra intraitable : « Pas de ticket, pas de portable ! C’est la règle ! »

— Mais, Madame, j’ai dû le perdre ou quelqu’un me l’a volé. Je me souviens que c’était le N°796 ! Il doit être chez vous… Allez me le chercher, s’il vous plait…

— C’est impossible, mon garçon, avoua Pierrette, le N°796, je l’ai donné hier à un homme qui m’a dit s’appeler Mamadou Demba et qui était muni du bon ticket…

Mamadou en resta un moment effondré, sonné sur place. Il ne comprenait pas qu’une telle ignominie fût possible. Ainsi, un frère migrant avait dû profiter d’un moment d’inattention pour lui chiper son bien. Il se rappela qu’il y avait eu dans l’après-midi une distribution plutôt mouvementée de nourriture dans la « Savane ». La camionnette de l’association « Aleïkum » avait été littéralement prise d’assaut et pillée sur place. Il s’en était suivie une bousculade pour ne pas dire de véritables bagarres pour récupérer les cartons de nourriture. Il n’était pas impossible que le précieux ticket soit alors tombé de sa poche et que quelqu’un l’ait récupéré discrètement. Mais ce qui lui donnait la rage c’est que cette grosse vieille ait pu donner à un autre son bel Iphone tout neuf.

— Tu ne t’es pas rendu compte que tu te trompais de personne ?

— Non, je suis désolée. J’ai dû confondre… Vous êtes si nombreux à venir ici…

— Putain, ça va pas se passer comme ça. Tu m’as paumé mon smartphone. Je sais que tu en as plein chez toi. Donne-m’en un autre à la place !

— C’est impossible ! Ils ont tous des tickets avec des numéros…

— Je m’en fous, vieille peau !

Et sans plus attendre, Demba força la porte du jardin, repoussant Madame Eustache qui essayait l’en empêcher. « Monsieur Demba, je ne vous permets pas ! » glapissait en vain l’ancienne prof d’histoire-géo.

À grandes enjambées, le Malien traversa le jardinet, monta les marches du perron et s’introduisit dans le pavillon avec la retraitée rouspétant sur ses talons. Il alla examiner une à une toutes les prises de courant. Il négligea les Sony-Ericsson, les Nokia, les Samsung et même les Blackberries. Manifestement, il recherchait un Iphone du même modèle que le sien. Il finit par en dénicher un dans la salle de bains. Pierrette tenta de l’empêcher de s’en emparer. « Ce n’est pas le vôtre, Monsieur Demba ! C’est le 799 ! »

Elle s’accrocha à sa manche, mais elle ne faisait pas le poids. L’autre se dégagea en lui décochant au visage un violent coup de poing qui envoya la pauvre femme rouler sur le carrelage. Demba aurait pu en rester là, mais sa fureur était encore trop importante. Pour qu’il soit soulagé, il fallait qu’elle se déverse sur quelqu’un. Comme il n’avait que cette grasse forme humaine, mal fagotée à ses pieds, il la truffa de coups de savate au ventre, dans les cuisses, dans les côtes et même au visage. Des trente-six chandelles du premier direct aux éclairs de douleur causés par les shoots d’une violence inouïe, très vite, la malheureuse bascula dans le trou noir de l’inconscience la plus totale. Ne frappant plus que dans une matière inerte, sans réaction, quasi gélatineuse, Demba, soudain calmé, arrêta le massacre, empocha le smartphone et le chargeur et fila sans demander son reste…

Le client suivant sonna en vain. Comme personne ne répondait à son troisième coup, il entra dans le jardin puis dans le pavillon, chercha lui-même son portable, le récupéra et repartit non sans avoir au préalable un peu beaucoup pillé le frigo. Très vite, il fut suivi par deux, trois, dix, vingt habitués de Mamie Portable toujours étendue de tout son long dans sa salle de bains et dont aucun ne se souciait sinon pour se demander où elle cachait son argent, ses bijoux, ses montres et autres appareils monnayables.

Au bout d’un certain temps de ces allées et venues assez suspectes, les voisins commencèrent enfin à s’alarmer. Quelqu’un appela la police qui découvrit la malheureuse retraitée toujours inconsciente et la fit transporter à l’hôpital. Les divers examens qu’elle subit révélèrent un important traumatisme crânien, une fracture de l’avant-bras et pas moins de trois côtes brisées. Par chance aucun organe vital n’avait été touché. On dénombra plus d’une trentaine d’hématomes répartis sur tout son pauvre corps martyrisé. Opérée en urgence, Pierrette se réveilla le lendemain, perfusée, bandée, plâtrée et enturbannée avec une peine folle à remettre de l’ordre dans ses souvenirs. Ses deux enfants, Jean et Karine venue spécialement de Montpellier, se relayèrent chaque jour à son chevet. Par contre, pas un seul de ses petits protégés ne vint lui rendre visite à l’hôpital. Pas un mot, pas un geste, pas un modeste bouquet de fleurs des champs. Avaient-ils oublié leur « Mamie Portable » ? Que nenni ! L’impasse Pierre de Wissant était plus envahie que jamais. Les migrants rechargeaient toujours mais en restant à côté de leur appareil, plutôt mécontents de la tournure des évènements. Comme les indélicatesses et les actes de vandalisme s’étaient multipliés, son fils avait dû finir par faire condamner les portes, barricader les fenêtres et cadenasser tous les accès pour qu’enfin cessent les intrusions. À l’intérieur du coquet pavillon, ce n’était plus que scènes de pillage et de désolation. On aurait pu croire qu’un typhon avait tout ravagé sur son passage.

Quant à rechercher l’auteur de l’agression, c’est à peine s’il en fut question. La police se faisait toujours prier pour pénétrer à l’intérieur de « La Savane ». Et les rares fois où elle y allait en force, elle n’y dénichait pas grand-chose.

Un mois et demi plus tard, Pierrette Eustache put quitter la maison de repos où elle avait passé sa convalescence après son séjour à l’hôpital. Quand elle arriva chez elle, elle ne put supporter la vision de son petit univers complètement dévasté. Tout ce qui avait un tant soit peu de valeur avait été volé. Tous ses souvenirs avaient été jetés à terre, cassés, piétinés. Pourquoi tant de haine ? Pierrette ne comprenait pas. Comment tous ces gens qu’elle avait aidés, soutenus et réconfortés avaient pu se livrer à un pareil vandalisme ? Cela allait bien au-delà de ses facultés de compréhension. N’ayant ni l’argent, ni l’envie, ni la volonté de se lancer dans des travaux de remise en état de son domicile, elle se contenta d’aller trouver refuge chez son fils où elle passa son temps, assise dans un fauteuil, prostrée, devant la télé allumée en permanence. Elle ne faisait que répéter comme une litanie : « Wemba, Demba… J’aurais pas dû confondre… L’autre était bien plus noir… J’ai pas bien vu la différence… »

Très vite, les gens de la « Savane » se sont trouvés une nouvelle « Mamie Portable ». Elle s’appelle Thérèse Devienne. C’est une ancienne employée de mairie. Elle habite deux rues plus loin dans le même quartier. Son pavillon est facile à repérer. C’est celui où toute la journée se pressent des dizaines de clandestins à la recherche d’un peu d’électricité pour recharger leur petit bijou technologique…

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