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CHAPITRE 1

Paradigmes et prolégomènes

À trois kilomètres au sud de la petite station balnéaire de Barzuela (Espagne), en longeant une route côtière sinueuse, on peut découvrir un cap escarpé qui avance fièrement dans les eaux du bleu si profond et si caractéristique de la mer Méditerranée. Au sommet de ce fier promontoire rocheux dominant le panorama grandiose d’une baie que certains grandiloquents vont jusqu’à appeler le « petit Copacabana espagnol » en raison d’une très lointaine ressemblance avec la topographie de la célèbre plage sud-américaine, se dresse un édifice imposant tenant du manoir de milliardaire, du château de l’aristocrate voire du Palais des Mille et une Nuits du potentat oriental.

Bâti sur trois niveaux et doté d’une imposante façade ornée de colonnes doriques dans le style caractéristique des belles demeures des planteurs du Sud des Etats-Unis, l’étrange construction est flanquée de quatre tours d’angle d’inspiration néo-gothique dans l’esprit des constructions du roi-fou, Louis II de Bavière. Un grand escalier à double révolution style Renaissance, des patios espagnols, des enfilades de colonnades, des serres, une orangerie et même un pavillon annexe copie conforme à l’échelle 0,75 du petit Trianon de Versailles complètent un ensemble architectural révélant plus la prétention que le bon goût de son propriétaire. Cette « création » unique, digne des rêves les plus échevelés d’un Walt Nisdey sous LSD, si elle ne manque pas d’une certaine beauté ostentatoire, choque quand même le regard du passant ne serait-ce que par son côté cumulatif et disparate.

Un parc immense avec jardins à la française, à l’italienne et même à l’anglaise ou à la japonaise descend jusqu’à la mer. Cette belle propriété d’environ 300 hectares est totalement close de hauts murs de béton s’étirant dans les collines. Des dizaines de caméras surveillent en permanence les abords. De lourds vantaux de fer forgé et un poste de garde en ferment l’accès principal. Ainsi peut-on décrire le Domaine « Paradigmes et Prolégomènes » que les braves gens de la région préfèrent appeler « Casa Para » ou « Castellon del filosofo » selon qu’ils cherchent à ramener son propriétaire à leur niveau ou qu’ils le placent sur le piédestal du VIP… Beaucoup se demandent d’ailleurs comment un personnage qui n’a rien fait d’autre dans sa vie que d’aligner quelques millions de mots sur du papier blanc a pu se retrouver à la tête d’une fortune aussi colossale.

Généralement, ils ignorent que le propriétaire, Bertrand Hector de Ville, dit BHV dans les médias, s’il se fit autrefois connaître comme « nouveau philosophe » puis aujourd’hui comme « philosophe de l’espace » est en réalité un intervenant multicartes. Il exerce mille métiers à la fois. Il est tout autant philosophe et écrivain que journaliste, chroniqueur, éditorialiste, rédacteur en chef, moraliste, cinéaste, producteur, metteur en scène, acteur d’un unique rôle, homme politique, ambassadeur auto-proclamé, grand stratège, conseiller occulte de présidents célèbres et homme de télévision. En plus de ses nombreuses casquettes, de Ville, arbitre de toutes les élégances, semble également jouir du don d’ubiquité. Journaux, studios de radio ou de cinéma et plateaux de télévision, il apparaît partout, donne son avis sur tout, en fait profiter tout le monde, hommes politiques, savants, éditeurs, journalistes et jusqu’au bon peuple tout ébaubi devant tant de génie multicarte. Son expertise unique et universellement reconnue semble même recherchée par de nombreux ministres et chefs d’états étrangers. Lors de crises internationales, il n’est pas rare que l’on fasse appel à lui et que l’on suive ses conseils éclairés et rarement pacifiques…

Mais cette activité foisonnante, cette production littéraire d’une abondance hors norme et ce talent exceptionnel ne sauraient masquer les tirages confidentiels d’ouvrages abscons et insignifiants au possible, les salles quasi-désertes lors des projections d’œuvres cinématographiques débiles sans parler des fiascos causés par les conséquences de ses demandes d’interventions politico-militaires. Même à l’apogée d’une aussi époustouflante carrière, n’importe qui aurait pu se faire du souci pour son avenir. Et la sagesse populaire aurait eu bien raison de se poser des questions sur cette richesse dont il étalait les hochets avec tant de prétention. Mais de Ville, c’est BHV, autant dire pas n’importe qui. Une célébrité, un personnage hors norme auquel ne peuvent en aucun cas s’appliquer les critères communs.

Bertrand Hector de Ville dispose d’une plate-forme d’atterrissage pour hélicoptère au sommet d’une sorte de donjon carré avec l’appareil ad hoc, toujours prêt à décoller, d’un garage en sous-sol garni d’une impressionnante collection de voitures de luxe et d’un charmant petit port privé niché dans la crique sud du cap. Le long du quai sont amarrés les trois fleurons de sa flottille personnelle : un ketch en bois de dix-huit mètres datant de 1910 ayant un temps appartenu à un nabab américain enrichi par la Prohibition. Entièrement remis à neuf et rebaptisé « Lady Madonna ». Un yacht ultramoderne à trois ponts digne des attentes d’un milliardaire russe. Comme il cultive le paradoxe, il l’a appelé « Shalom ». Et, nettement plus modeste de taille et d’apparence, un ancien sardinier reconverti pour la pêche au gros dont la coque porte la mention « Freedom & Democracy », les idéaux pour lesquels le philosophe s’est battu tout au long de son existence.

Il faut dire que BHV voue une adoration proche de l’idolâtrie à un certain Ernesto Mingway, journaliste et écrivain de l’autre siècle. Il met un point d’honneur à l’imiter en toutes choses, excepté sa passion pour la tauromachie. Plus sensible à la douleur animale que son confrère américain, de Ville ne supporte ni la vue du sang ni les tortures infligées à un pauvre ruminant qui ne mérite pas d’être obligé de donner son supplice en pâture à des bandes « d’abrutis dégénérés, sadiques, répugnants et voyeurs ». Ainsi avait-il qualifié les « aficionados » dans un de ses cinglants billets d’humeur du « Pélican déchaîné », petit hebdomadaire satirique qui s’est attaché ses couteux services…

Cette belle matinée de septembre avec son ciel immensément bleu annonçait une nouvelle journée de chaleur. Il était sept heures. La sonnerie d’un réveil fabriqué en Chine retentit dans une des chambrettes du pavillon des domestiques de la Casa Para. Pas celui qui ressemble au Petit Trianon, non, l’autre, le bloc en préfabriqué qui est caché derrière un bouquet d’arbres pour ne pas gâcher la vue du maître. Le tintement désagréable arracha des bras de Morphée une brave femme brune d’une petite quarantaine d’années. Elle bâilla à se décrocher la mâchoire, s’étira un petit moment et finit par se diriger, en traînant un peu la babouche, vers un minuscule cabinet de toilettes. On entendit l’eau d’une douche se mettre à couler. D’un peu partout, se diffusaient semblables bruits. Comme chaque matin à la même heure, le petit monde de la domesticité du Domaine du Philosophe se préparait à une longue journée de travail. Femmes de ménage, cuisinières et cuisiniers, lingères, jardiniers, chauffeurs, mécaniciens et équipages au repos logeaient dans ce petit immeuble discret où la faible épaisseur des murs permettait de bien profiter de tous les bruits familiers.

Dix minutes plus tard, la quarantenaire potelée réapparut, nue, en s’étrillant vigoureusement à l’aide d’un drap de bain vert. Ni vraiment laide, ni véritablement belle, juste un peu ronde, elle semblait avenante, charpentée et épanouie. Nul doute qu’elle eut pu inspirer du désir à un mâle rebuté par les sacs d’os. Bien vite, elle cacha sa poitrine un peu tombante, ses fesses rebondies et sa touffe foisonnante et crépue sous une djellaba grège descendant jusqu’au sol et ses cheveux de jais dans un turban sombre et serré qui ne laissait pas apparaître la moindre mèche. Elle en était à souligner son beau regard vert d’un épais trait de khôl quand on tambourina allègrement à sa porte.

« Zoubida ! Assez perdu de temps à vous papouiller ! fit une voix rogue. Devriez déjà être en cuisine ! »

— J’arrive, j’arrive ! Répondit-elle au majordome en se disant que ce bonhomme, sous prétexte qu’il était le numéro un des domestiques, ne manquait pas d’aplomb à venir ainsi la faire presser, elle qui n’était presque jamais en retard. Et puis comment pouvait-il se permettre pareilles allusions alors que sa vie sexuelle était réduite à zéro ? Chaque soir, Zoubida se couchait épuisée par ses quinze ou seize heures de travail non-stop. Son unique jour de congé hebdomadaire, elle le passait à aider l’une de ses quatre filles depuis que son salopard de compagnon l’avait plaquée pour une plus jeune juste après l’arrivée du troisième bambin. Ainsi allait la vie de la veuve Zoubida qui avait perdu son mari Kader, ouvrier agricole chez Terragra alors qu’elle n’avait que trente-sept ans et n’était mère que de six enfants, tous conçus un jour de repos…

Elle se dirigea vers les communs situés au niveau inférieur de la folie architecturale du flamboyant philosophe. Elle y retrouva, dans un local digne des cuisines d’un palace, une brigade d’une douzaine de personnes sous les ordres d’un chef qui avait commencé sa carrière au restaurant du célèbre hôtel « Christol » de Paris. Tout le monde s’affairait pour la préparation du petit déjeuner du maître. Monsieur Gilbert, le majordome, cravate noire, gilet à rayures, costume sombre et air pincé prodiguait ses ultimes instructions. Zoubida Ben Telloul, femme de chambre et serveuse, l’écoutait d’une oreille en se demandant quel âge canonique ce type pouvait bien avoir. Gilbert Cohen lui semblait très très vieux. À ses débuts, vingt ans plus tôt, il exerçait déjà la même fonction. Et il se disait partout qu’il avait servi du temps de Monsieur père autant dire que cela remontait à Mathusalem vu que Monsieur fils avait largement viré le cap de la cinquantaine.

« Mesdames et Messieurs, petite journée aujourd’hui. Madame Axelle a fait savoir qu’elle restait encore quelques jours dans la Principauté. Monsieur a demandé son petit déjeuner pour huit heures trente très précises. Alors thé blanc, toasts et jus de goyave comme d’habitude. Zoubida, vous n’oublierez pas la touche finale, les petits brins de jasmin… »

Et il poursuivit avec le programme de la matinée. BHV se permettrait une petite partie de tennis sur le court en terre battue. Ces temps-ci, il négligeait un peu ceux en dur qui lui semblaient trop rapides. Il devait y affronter amicalement Charles Edouard Rave, un proche en littérature, dont l’arrivée était attendue pour dix heures. Quand il l’aurait battu, écrasé ou humilié (selon son humeur du moment), Monsieur embarquerait sur le « Lady Madonna » avec un groupe de journalistes triés sur le volet pour un publireportage en mer destiné à lancer la promotion de son dernier titre, « Le morphème antithétique ». Retour au port prévu pour 18 heures. Une heure plus tard, le pilote de l’hélico devait tenir prêt son appareil pour déposer BHV à l’aéroport, destination New-York.

Le journaliste-philosophe-diplomate avait donc un emploi du temps des plus chargés. À huit heures vingt-quatre, Zoubida posa le plateau du petit déjeuner sur un chariot et le fit rouler jusqu’à l’ascenseur de service. Attendit vingt secondes l’arrivée de la cabine et s’y glissa sans attendre. Elle appuya sur le bouton du troisième niveau. Traversa les halls d’apparat avec leurs sols de marbres brillants comme des miroirs, leurs tentures, leurs statues et leurs toiles de maîtres qu’elle trouvait particulièrement moches. Se dirigea vers la tour sud, celle des appartements privés du maître. Nouvelle montée en ascenseur pour atteindre la chambre à coucher de Bertrand Hector de Ville. Zoubida jeta un dernier coup d’œil au plateau. Tout semblait impeccable. Rien ne manquait à l’appel. Les trois brins de jasmin porte-bonheur étaient bien là… Elle frappa à la porte. Aucune réponse.

Deuxième tentative. Toujours rien. Pourtant Monsieur est connu pour avoir le sommeil particulièrement léger. La servante marocaine ne sait plus quoi faire. Elle n’ose insister, car elle craint une réaction disproportionnée du grand philosophe qui, parfois, sait bien montrer son côté sombre, tyrannique et caractériel. Alors, elle appuie sur l’interphone dont sont équipés tous les niveaux du château.

— Monsieur Cohen, qu’est-ce que je dois faire ? J’ai frappé et Monsieur de Ville n’a pas répondu…

— Avez-vous frappé une fois supplémentaire, comme convenu, lui demande le majordome.

— Oui mais personne n’a dit : « Entrez ! »

— N’insistez surtout pas. Le Maître a peut-être pris un somnifère. Respectez son sommeil et redescendez immédiatement aux cuisines !

Deux heures plus tard, Zoubida se présente à nouveau devant la porte de la chambre à coucher de la tour d’habitation. Avec aussi peu de succès. Toc-toc. Pas de réponse. Re toc-toc. Toujours le grand silence blanc. De plus en plus inquiète, Zoubida en appelle à nouveau au majordome qui hésite longuement avant de prendre une décision…

Mais, sur ces entrefaites, Rave, partenaire préféré surtout en raison de sa faiblesse tennistique, était déjà arrivé sur les lieux. En polo Lacoste et short d’un blanc immaculé, il piétinait dans le hall d’entrée du premier niveau. Ecrivain et polémiste de quatrième zone, n’ayant jamais dépassé un tirage de mille exemplaires de son chef-d’œuvre « Aux innocents, les mains pleines », il tenait beaucoup à ses rencontres intimes avec le maître, pensant à juste titre que si Gallirion continuait à l’entretenir à perte, il le devait sans aucun doute à l’entregent de BHV et à rien d’autre. Aussi génial se considérait-il.

— Monsieur Rave, je suis désolé, lui expliqua Gilbert, le majordome bien embarrassé, mais le Maître n’a toujours pas daigné prendre son breakfast à 8h 30 comme prévu. Et en ce moment même, il ne réagit toujours pas à la seconde présentation dudit.

— C’est bien ennuyeux fit l’homme de lettres. Notre partie avait été programmée pour dix heures précises. Et il est déjà 10h 07. Avec la canicule qui s’annonce, jouer plus tard dans la matinée risque d’être désastreux pour nos organismes…

— Je comprends, Monsieur. Cependant, j’ai préféré donner l’ordre d’attendre le réveil naturel du Maître…

— Oui, mais imaginez un seul instant que Monsieur de Ville ait eu un malaise, qu’il soit souffrant, qu’il ait besoin de soins…

Gilbert Cohen avait tout envisagé sauf cette terrifiante éventualité. Il se hâta lentement vers l’interphone car jamais il ne se départait de son sang-froid et de son calme légendaire. « Madame Ben Telloul, fit-il d’un ton impératif, vous ne tergiversez plus. Munissez-vous du passe-partout magnétique et ouvrez cette porte. Entrez sans faire de bruit et assurez-vous que Monsieur va bien. S’il dort, ne le réveillez en aucun cas. »

Zoubida entra sans difficulté particulière dans la suite impériale. Il y faisait si sombre qu’il lui fallut un certain temps pour que sa vision s’adapte. A pas menus, elle avança en enfonçant dans la moquette haute mèche couleur taupe. Le lit king size n’avait pas été défait. Le philosophe n’avait donc pas dormi ici. Ce qui semblait tout à fait étrange, car elle était certaine de l’avoir vu monter se coucher et entrer dans la chambre sur le coup de minuit. Elle s’approcha de la salle de bains. Ce qu’elle y découvrit lui fit pousser un hurlement d’horreur. À l’intérieur de la cabine de douche à l’italienne, une sorte d’énorme chrysalide de taille humaine pendait au pommeau carré rivé dans le mur. La totalité du corps dévêtu du philosophe avait été comme momifié dans des mètres et des mètres de pellicule cinématographique. Yeux grands ouverts, comme exorbités et fixant le vide, langue noirâtre sortant d’une bouche largement ouverte et, plus horrible encore, plaie béante et sanguinolente au niveau du cou lui-même serré dans plusieurs tours de celluloïd noire. Et pour compléter le macabre tableau, du sang partout, qui gouttait le long du corps, engluait la pellicule, formait une grande flaque sur le sol de marbre noir et constellait les murs de grandes giclées. Sans parler d’une inscription que la pauvre Zoubida traumatisée et totalement illettrée était bien incapable de déchiffrer… Devant un tel spectacle de monstruosité macabre, la pauvre femme de chambre sentit le sol se dérober sous ses pieds avant de s’effondrer d’un seul coup et de sombrer dans un gouffre noir.

Un bon quart d’heure passa. Sans nouvelles de Zoubida, le vieux majordome relancé par un Rave de plus en plus anxieux, rappela d’une voix inquiète : « Madame Ben Telloul, où en êtes-vous avec le breakfast de Monsieur ? » Pas la moindre réponse dans l’interphone.

— Il faut y aller ! Insista le scribouillard tennisman.

— Monsieur Rave, je suis désolé, mais les appartements de Monsieur sont privés. Strictement privés. Par définition. Il ne m’est pas possible de vous autoriser à accéder à la tour sud.

— Pourtant, j’ai toujours fait partie du premier cercle des intimes de Monsieur… Vos réticences sont vexantes. Mais ne perdons pas de temps. Je reste persuadé qu’il s’est passé quelque chose de grave là-haut !

— Je vais envoyer quelqu’un, concéda Cohen et peut-être même m’y rendre en personne. Si Monsieur veut bien attendre dans les salons. Profitez des fauteuils. Lisez une revue. Commandez un rafraîchissement… Je ne manquerai pas de vous tenir très vite informé de la situation.

Et Rave en fut quitte pour rester au rez-de-chaussée à piétiner d’impatience, à taper du poing contre les cordes de sa raquette Ralobat pour en vérifier la tension, à faire rebondir ses balles Flazinger et à sautiller sur place pour calmer sa nervosité. Vingt ans qu’il fréquentait de Ville. Dix ans qu’il jouait au tennis avec lui deux fois par semaine sur son court privé. Toujours à dix heures précises. Et jamais ne s’était produit le moindre contretemps. En dépit d’activités foisonnantes et d’obligations innombrables, la vie de BHV restait réglée comme du papier à musique. À une exception près. Deux jours plus tôt, il l’avait décommandé pour une raison médicale. De Ville, qui avait une santé de fer et n’était quasiment jamais malade, avait prétexté un mauvais rhume, une sorte de début de grippe pour annuler son rendez-vous sportif bi-hebdomadaire…

*

A 10h 26, Cohen informa par téléphone le commissariat de Barzuela. Et à 10h 37, soit onze minutes plus tard, la vie paisible du petit monde de la Casa Para bascula sans crier gare dans une autre dimension. Au poste de garde de la grille d’entrée, les deux vigiles débonnaires et ventripotents furent remplacés par des Guardia civils armés jusqu’aux dents et peu enclins à la rigolade. En un rien de temps, tout le château fut bouclé. Le personnel fut consigné à la cuisine et dans les locaux techniques sous la surveillance de policiers en civil. Le petit port lui-même entra dans le périmètre de sécurité et la totalité du donjon fut considéré comme scène de crime.

Marins, jardiniers, mécaniciens, pilotes et chauffeurs durent aller rejoindre cuisiniers, femmes de chambre et lingères pour rester à la disposition des enquêteurs. Plus personne ne pouvait approcher des appartements de BHV s’il ne faisait pas partie de l’élite de la poulaille. Des kilomètres de ruban plastique jaune furent déployés. Des dizaines d’hommes se répandirent aux quatre coins de la propriété. On sentait que l’affaire était d’importance. Un riche étranger venait d’être retrouvé assassiné et pendu dans sa salle de bains. Ce n’était pas rien et ça n’arrivait pas tous les jours ! Et encore, dans ce petit coin de Costa Dorada, le Français n’était-il connu que comme un simple nabab jet-setter. Tout le monde ignorait ses nombreuses activités annexes et même principales… L’enquête s’annonçant compliquée, les policiers locaux se contentèrent de cette démonstration de force et d’efficacité. Une fois tout bloqué, ils ne bougèrent plus. Personne ne toucha plus à rien. Tout le monde resta au garde à vous en attendant les ordres et surtout la police scientifique, les fins limiers et les grands pontes de la capitale.

Bloqué dans le hall d’honneur, Marc Edouard Rave, toujours en tenue de tennisman de moins en moins élégant, n’en pouvait plus. Il protestait auprès du majordome en montant sur ses grands chevaux. « Qu’est-ce que ça signifie ? Pourquoi cette invasion de flics ? »

« Monsieur Rave, tentait de le calmer Gilbert Cohen, un grand malheur est arrivé à Monsieur de Ville. Nous venons de le découvrir sans vie. Et son décès ne semble pas tout à fait naturel… »

— Et alors ? Moi, j’y suis pour rien si BHV vient de casser sa pipe !

Un flic espagnol lui demanda poliment de se calmer et l’autre répliqua du tac au tac qu’il ne se calmerait pas pour la bonne raison que cette histoire ne le concernait pas et qu’il n’admettait pas d’être consigné comme un vulgaire suspect.

« Vous n’êtes en aucun cas un suspect, Senor, lui dit le policier qui faisait l’énorme effort de lui parler en français, mais un simple témoin… »

— Moi, j’ai rien vu. Le majordome ne m’a pas laissé monter dans les appartements privés de mon grand ami. Mon témoignage n’apportera rien d’utile à votre enquête !

— Un peu de patience. Vous n’attendrez pas longtemps.

— Mais c’est que j’ai pas envie d’attendre on ne sait qui ou on ne sait quoi. Je suis un citoyen français, Senor. Dans mon pays, je suis un écrivain connu et respecté. Laissez-moi partir !

— No, répliqua simplement le flic.

— Je suis arrivé ici à 9h 50 avec ma tenue, ma raquette et mes balles de tennis. Nous devions disputer notre match habituel. Depuis cet instant, je n’ai pas cessé d’attendre. Je suis resté en bas jusqu’à votre arrivée. Tous les domestiques présents pourront en attester. Voilà. Il n’y aura rien de plus à tirer de moi. Laissez-moi partir !

Lassé ou à court de vocabulaire français, le policier ibère ne daignait même plus lui répondre. Lui, comme tous les autres, attendait quelque chose ou quelqu’un. Et rien ne pourrait le faire sortir du droit chemin de la procédure légale.

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