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DIRECT AU PARADIS (NOUVELLE)

DIRECT AU PARADIS

Il est cinq heures. La lumière triste et grise de janvier baisse lentement sur la zone artisanale du petit village d’ordinaire si bucolique de Saint Martin en Gounelle. Depuis l’aube, deux hommes armés jusqu’aux dents sont retranchés dans les locaux d’une petite imprimerie spécialisée dans les calicots, banderoles et autres dépliants publicitaires. Un temps, ils ont retenu en otage le patron, Monsieur Moledano, qui a soigné sommairement l’un d’eux, blessé à l’épaule pendant la course poursuite qui a précédé. Ces terroristes s’appellent Omar et Kader Pouachiche. Ils s’étaient donné la mission sacrée de venger l’honneur de leur Prophète honteusement caricaturé par les dessinateurs de « Charrie pas trop », l’hebdomadaire satirique spécialisé dans la provocation scatologique. Pour ces deux fanatiques qui s’estiment guerriers d’Allah ou « moudjahid », c’est mission accomplie et même carton plein : ils viennent de laisser derrière eux la bagatelle d’une douzaine de cadavres… Cinq dessinateurs, deux flics, un économiste, une psychiatre, un correcteur, un festivalier et même un malheureux technicien de surface, sans parler des blessés plus ou moins graves… Une opération commando parfaitement réussie au bémol près qu’une fois leur forfait accompli, ces « guerriers » ne sont pas parvenus à quitter le pays. Leur plan de repli n’a pas fonctionné. Il faut dire que tous leurs éventuels complices se sont défilés quand ils ont vu la tournure que prenaient les évènements.

Le jour va bientôt tomber. Les Pouachiche n’en peuvent plus de cette cavale. Maintenant, il faut en finir, lancer leurs dernières forces dans la bataille, faire péter un bouquet final qu’ils veulent grandiose…

Les tireurs d’élite du GIGN sont en position sur tous les toits alentour. Des centaines de flics et de gendarmes ont investi et sécurisé les lieux. Des hélicoptères tournent sans arrêt au-dessus de la zone. Une meute de journalistes et d’envoyés spéciaux de la plupart des radios et des chaines de télévision du pays et même du monde entier s’agitent autour de ce fort Chabrol en tôle ondulée. Les habitants des pavillons tout proches restent terrés chez eux pour suivre l’évènement sur BFM qui diffuse non stop. Certains en sont à débusquer d’effrontés reporters qui se glissent sans vergogne jusqu’au fond de leurs jardinets pour tenter de voir ou de filmer quelque chose. Ils en seront pour leurs frais et réduits à meubler les ondes et les écrans pendant des heures en racontant tout et n’importe quoi et en particulier qu’un pauvre graphiste surpris par l’arrivée impromptue des deux tueurs, s’est dissimulé à l’étage, dans un meuble sous évier.

Maintenant qu’ils ont libéré l’imprimeur, sans doute pour le remercier de sa compréhension et de ses bons soins, ils sentent que le dénouement est tout proche. Sans monnaie d’échange, leur seule issue est le baroud d’honneur. Mais le temps presse. Kader a perdu beaucoup de sang. Sa blessure le fait terriblement souffrir. Il sent ses forces l’abandonner lentement et l’épuisement le gagner.

— Bordel, il faut qu’on s’offre une fin digne de Hollywood, brother, lui dit son frère, histoire de le motiver. On va sortir en mode western, en défourraillant tous azimuts. Sûr qu’on va y laisser la peau, mais on sera pas les seuls. On va se payer un dernier massacre de ces salauds de schmitts ! On est les guerriers du Prophète, man. On va finir martyrs…

— Mais, j’ai mal, Omar ! De plus en plus mal. Je n’sens plus mon épaule. Faudrait qu’on m’soigne, qu’on m’transporte à l’hosto, putain ! Si on n’fait rien, ça va pourrir ! J’vais perdre mon bras, bordel !

— Arrête de délirer. On n’en est plus là, Kader ! Prépare-toi plutôt à mourir en héros !

— Merde ! Toi non plus, tu comprends rien ! J’veux pas crever… J’suis jeune, j’suis vachement blessé. J’ai rien vécu de bon. J’ai encore toute la vie devant moi. Pourquoi que j’t’ai écouté ?

Omar prend son frère par les épaules et le secoue comme un prunier. « Kader, lui dit-il. Ne me flanque pas la schouma*. On vient de réussir un truc terrible ! Tu devrais être fier ! On a vengé le Prophète ! On est déjà des idoles dans l’oumma*. Je te parie qu’on va devenir aussi célèbre que… je sais pas moi… Saladin au moins ! Tu vas pas tout gâcher au moment le plus important ! Je t’ai déjà longuement expliqué ce qu’on pouvait attendre du statut de martyr…

— Oui, admet Kader, l’œil humide.

— Tu sais qu’il est écrit dans le saint Coran et dans les hadiths* que soixante-douze vierges attendent le martyr, là-haut, dans le paradis d’Allah. Des beautés. Chaudes comme la braise et belles comme des déesses.

— Belles comment ? Demande Kader en réprimant une grimace de souffrance.

— J’sais pas moi… Belles comme Britney Spears ou comme Cameron Diaz !

— Comme Charlize Théron ?

— Oui, c’est cela, comme Charlize Théron… Allez, frère, c’est le moment ! Lève-toi pendant que tu as encore un peu de forces. Prends ta kalach, tes grenades, ton gun. On y va ! À mon signal, on ouvre d’un coup cette p… de porte et on fonce en avant ! On va s’en flinguer une bonne douzaine de ces p… de koufars* !

Les gens de Saint Martin entendirent une fusillade nourrie. Pendant une minute trente-cinq, ce fut la guerre au pied de la charmante colline. Puis les frères Pouachiche passèrent de l’autre côté du miroir.

***

L’endroit où une conscience un peu brumeuse leur revient a tout d’une cave sombre, tout juste éclairée par une minuscule lucarne. Une fraicheur pénétrante y règne. Tout comme un silence profond et même oppressant. Quelle différence, quel choc après le bruit et la fureur de la séquence précédente ! Peu à peu les yeux de Kader s’accoutument à la semi-obscurité. Il parvient à distinguer la silhouette de son grand frère dans une sorte de halo bleuté plutôt étrange. Son corps éthérique est percé de dizaines de trous, gros comme le poing, et qui laissent passer autant de rayons de lumière.

— C’est bien toi, Omar ? Demande Kader assez inquiet de ce qu’il découvre.

— Oui, c’est moi, mon frère.

— Putain, ils t’ont pas raté. On dirait qu’ils t’ont transformé en passoire ou en gruyère…

— Tu t’es pas vu, brother, t’es pas plus beau à voir !

— Tu crois ?

— J’en suis sûr. De toutes façons, j’en ai rien à battre. Je ne sens rien. Je ne souffre pas du tout.

— Moi non plus. Mon épaule ne me fait plus mal !

— Normal. On est mort, nigaud. Et on est presque arrivés au paradis d’Allah.

— Tu en es sûr ? S’étonne Kader. On dirait plutôt une cave ou une cellule.

— T’as raison. C’est bizarre…

— En tous cas, c’est pas l’idée que je me faisais du Paradis. Je voyais de beaux nuages cotonneux, un ciel bleu azur, des anges avec de grandes ailes et surtout plein de belles nanas bien appétissantes. Bordel, où elles sont passées nos 72 vierges ?

— Sois pas si impatient, frérot, essaie de le rassurer Omar. À mon avis, nous ne sommes pas encore vraiment au Paradis d’Allah, mais plutôt dans une antichambre…

— Quoi donc ?

— Une antichambre, une sorte de salle d’attente, de centre de tri, quoi…

— Tu parles d’un centre de tri ! Ricane une grosse voix grave depuis le fond de la cave.

Les frères Pouachiche n’en reviennent pas. Cette voix, ils la connaissent, c’est celle de leur frère d’arme, Mamoudi Bouchebandy, le responsable de la tuerie de l’UberPacher, l’exécuteur de la fliquette antillaise, celui qui bossait en parallèle avec eux, le seul guerrier qui ait bien voulu coordonner ses efforts avec les leurs alors que des dizaines d’autres, plus forts en gueule qu’en actes, s’étaient dégonflés comme des minables…

Peu à peu, la silhouette d’un grand gaillard black troué de partout lui aussi, se détache de l’ombre brumeuse. « J’en reviens pas, c’est vraiment toi, Mamoudi ? »

— Ouais, c’est bien moi, mon frère.

— Mais qu’est-ce qu’on fabrique ici ? Continue à s’inquiéter Kader.

— Moi, ça fait des plombes que j’attends… leur explique le black. Enfin des plombes, j’en sais rien, vu qu’il n’y a plus d’après et pas de toquante dans cette foutue taule !

— Une taule, tu crois ? S’étonne Omar.

— Ben, ça en a tout l’air. J’ai marché, j’ai tâté, j’ai fouiné partout. Ça mène à rien… On peut juste tourner en rond.

— Non, je ne te crois pas, insiste Omar. C’est pas une taule, c’est juste une salle d’attente.

— Moi, j’ai un gros doute, fait le tueur de feujs*. J’ai aperçu le taulier. C’est un vieux barbu avec un gros ventre, des sandales, une lanterne et un grand trousseau de clés…

— Ça serait une sorte de maton ? Demande Kader.

— Ouais, approuve Mamoudi. On n’est pas morts, les keums* ! On n’a pas touché le jackpot et on n’a pas sauté la case zonzon* !

— T’es pas drôle ! Rétorque Omar. Moi, j’te crois pas…

« Quand on parle du loup, on en voit la queue », dit la sagesse populaire. À cet instant, ils entendirent le claquement caractéristique de plusieurs verrous qu’on libère puis le grincement d’une porte qui tourne sur ses gonds. La lumière augmenta légèrement d’intensité, ce qui leur permit de mieux distinguer les parois suintantes du cachot où ils étaient enfermés. Un très vieil homme au regard aussi bleu qu’il était désabusé leur apparut avec un bon sourire dans sa grosse barbe blanche. Il leva sa lanterne et secoua son trousseau de clés.

— Bien le bonjour, Messieurs les impétrants ! Soyez les bienvenus ! Je m’appelle Pierre. C’est moi le préposé à l’ouverture des portes du Paradis.

— On a failli attendre, soupira Omar Pouachiche. C’est un grand manque de respect pour les martyrs que nous sommes !

— Tttt, jeunes gens, je vous arrête tout de suite ! Je ne suis que l’exécutant des hautes œuvres. Je me dois de respecter la procédure. C’est la même pour tout le monde, que vous soyez princes ou manants… En ce moment, là-haut, Ils doivent d’ailleurs être en train de statuer sur vos cas. Quelquefois, il Leur faut pas mal de temps pour peser les fautes, évaluer les bonnes actions, placer les âmes sur leur trébuchet divin et trancher. Le Fils n’est pas toujours d’accord avec le Père. Quant à l’Esprit, je ne vous raconte pas. Il souffle où il veut et quand il veut !

— Vieillard, tu dérailles ! Se met à brailler Bouchebandy. Pour moi, le Paradis d’Allah est acquis sans la moindre discussion possible. J’ai quand même liquidé quatre affreux youpins* et une saloperie de fliquette traitre à sa race. J’ai fait œuvre de salubrité publique. Y a pas à trébucher, bon sang ! Je veux ma récompense fissa* !

— Et nous alors ? En rajoute Kader. 12 koufars* au compteur, y a encore moins à discuter. Appelle immédiatement Allah, vieux débris, qu’il nous aboule toutes les vierges promises !

— J’ai comme l’impression qu’il y a maldonne, Messieurs. Au Paradis, je n’ai jamais rencontré personne portant le nom que vous venez de prononcer et comme vierge, nous avons surtout notre très sainte et très vénérée Vierge Marie… Je doute fort qu’elle accepte de se prêter à vos fantasmes… Pas plus que notre Pucelle d’Orléans ni qu’aucune de ses sœurs en virginité d’ailleurs… Mais, ne soyez pas aussi impatients. À mon humble avis, vous n’allez pas attendre bien longtemps avant d’être fixés sur votre sort…

Et le vieil homme disparut comme il était venu, sans bruit de pas mais avec un cliquetis de clés bien agaçant.

— Bordel, fait Mamoudi, il y aurait eu erreur d’aiguillage ? On n’est pas arrivé au bon endroit ! On a dû tomber dans l’au-delà des p… d’infidèles !

— Non, c’est pas possible, s’acharne Omar qui ne veut absolument pas réviser ses certitudes théologiques. Pour moi, ce vieux barbu n’est qu’un menteur, un mytho de la pire espèce. Peut-être même un sbire de Sheïtan*, un diable chargé de nous induire en tentation pour nous priver des récompenses qu’on mérite.

— P…, Omar, réalise soudain Kader. Si ça se trouve, tu m’as raconté des c… Le Paradis d’Allah n’existe pas et les 72 vierges, elles ne vivent que dans les rêves lubriques des imams ! Y a rien, que dalle ! Juste cette taule ! Si tu m’as menti, Omar, sur le Coran, je te jure que je te fais la peau ! Je t’égorge comme un mouton de l’Aïd* !

— Que t’es con, frangin ! Tu peux plus rien me faire ! Je suis déjà mort, archi mort ! Et toi aussi, sombre crétin !

Ils furent maintenus dans ces ténèbres un temps qui leur sembla une éternité puis un groupe de nouveaux détenus fut amené dans leur cave. Ils étaient huit, portaient de longues toges blanches et avaient des trous dans le cœur, la tête ou ailleurs, mais en nettement moins grand nombre que les trois premiers occupants des lieux. Quand les deux groupes se firent face, les uns se mirent à trembler de peur et les autres à être pétrifiés de stupéfaction.

— Nos assassins, les terribles frères Pouachiche !

— Nos victimes, les tordus de la rédaction de « Charrie pas trop » !

— Mais, c’est un cauchemar, Omar, ces mécréants devraient déjà être en train de rôtir en enfer !

— Et nous, nous devrions être au Paradis, pas dans ce trou infâme, ajoute Bouchebandy en crachant au sol.

Les gens de l’hebdomadaire satirique se sont regroupés dans le coin le plus éloigné de la geôle. Les terroristes les entendent chuchoter. Ils tentent de se rassurer comme ils peuvent, de se persuader que personne ne peut mourir deux fois, que leurs ennemis ne sont que trois, qu’ils n’ont pas d’arme et que ce face à face improbable doit bien avoir un sens. Eux, qui ne croyaient ni à Dieu ni à Diable, sont tellement perturbés de constater qu’il y a quelque chose après la mort, qu’ils n’arrivent pas à admettre en plus de se retrouver dans le même sac que leurs bourreaux. La psy risque une explication qu’elle voudrait rassurante. « Peut-être sommes-nous en train de vivre une EMI (expérience de mort imminente), une plongée post mortem au cours de laquelle nous sommes victimes de mirages ou d’hallucinations passagères. Tout va certainement rentrer dans l’ordre très vite. Ces gens vont disparaître. Ils vont se désintégrer, tomber en poussière. Et nous allons nous rendormir pour toujours. Là, nous sommes sans doute en train d’imaginer un futur fantasmé, une autre dimension, alors qu’il n’y a rien, que le vide sidéral, le néant absolu… »

— Nous, on aurait préféré de loin le zéro absolu, ne jamais nous réveiller, approuvent les caricaturistes Tignasse et Mordoré, les deux plus athées de la bande.

— Et s’il y avait une p… de parcelle de vérité dans les sornettes que racontaient les curés ? Glisse un Cuba en plein doute métaphysique.

— Allons, Cuba, laisse-nous rigoler, cette histoire de Paradis, de purgatoire et d’enfer, c’est des trucs pour amuser les mômes, c’est de l’opium pour le peuple. Même enfermé dans cette foutue cave en compagnie de ces trois salopards, j’y crois toujours pas, assène, péremptoire, Paris, l’économiste marxiste.

— Enfin, Paradis ou pas, ce qui m’emm…, grogne Kopulanski sur un ton mauvais, c’est de me retrouver en compagnie de ces tordus d’islamistes. On a quand même été les victimes du truc, bordel de m… ! C’est pas normal de nous traiter comme ça !

La psychiatre remarque que Tarb, le chef du groupe, reste silencieux, effondré et comme prostré dans sa tristesse. Sans doute souffre-t-il de voir toutes ses certitudes s’effondrer comme un simple château de cartes. À moins qu’il ne craigne de bientôt devoir répondre de ses fautes devant le Juge Suprême. Elle l’interpelle : « Et toi, Tarb, tu en penses quoi de la situation ? »

Il pousse un gros soupir : « J’en pense qu’on est dans la m… et que ça va pas aller en s’arrangeant… »

Le lendemain, s’il est possible d’y en avoir un dans l’éternité, le vieux Pierre leur réapparaît toujours avec sa lanterne magique et son grand trousseau de clés mais en plus avec un rouleau de parchemin. Sans un regard pour les trois terroristes, il s’adresse aux journalistes : « Mesdames et Messieurs, la Sainte Trinité a statué sur vos cas et Dieu, le père tout puissant, a rendu son verdict. Et je suis chargé de vous… »

Bouchebandy l’interrompt sans ménagement : « Mais p…, c’est n’importe nawouak ! Ces salauds d’infidèles, ces blasphémateurs, ces suppôts de Sheïtan* ne vont quand même pas passer avant nous, les shahids*, les héros, les martyrs de la foi ! »

Et voilà qu’il se retrouve comme congelé sur place sur un simple clignement de paupière du portier du Paradis.

— Aussi vrai que je me nomme Pierre, qu’on m’a honoré du titre de « saint » (que je doute encore d’avoir jamais vraiment mérité) et que j’exerce la fonction officielle de portier du Paradis, ce ne sont pas trois misérables assassins comme vous qui vont faire la pluie et le beau temps dans mon arrière-cour ! Votre heure viendra ! Et sans doute trop vite à votre goût. Et ne vous parez pas indûment des lauriers du martyre. Ici, les martyrs sont des gens qui ont offert leur vie pour témoigner de leur foi et pas des gens qui tuent tous ceux qui ne pensent pas comme eux…

Et il se retourne vers les « Charrie pas trop ». Il leur explique calmement que le fait d’avoir été abattus comme des chiens leur confère quelque option pour un ticket d’entrée au Paradis mais que leur athéisme militant, leurs vilaines caricatures du pape sodomisant un jeune garde suisse et autres horreurs du même tonneau risquent de faire pencher la balance du mauvais côté. Mais là-haut, la tendance est plutôt à la bienveillance, à la compassion et à la miséricorde. On s’y réjouit toujours plus pour un seul pêcheur qui se repent que pour cent justes qui rentrent au bercail mission accomplie.

— Si j’ai bien tout compris, fait Gérard Paris, l’économiste, vous allez nous proposer une sorte de marché.

— Mon cher ami, vous m’avez tout l’air d’être le plus malin de la bande, réplique Saint Pierre, un sourire malicieux aux lèvres. Vous ne me suivez pas, vous me précédez ! Voilà le deal : vous vous frapperez trois fois la poitrine en répétant : « J’ai péché, oui, j’ai vraiment péché » et toc vous serez pardonné. Garanti sur facture. Parole de portier ! Ensuite, je ne vous demanderai plus qu’une toute petite formalité : apposer votre paraphe en bas de ce parchemin en le faisant précéder de la mention « lu et approuvé ».

Le vieil apôtre remarque une crispation sur les visages, des lueurs d’interrogation dans les regards. Il continue, bienveillant : « Je vous rassure tout de suite, ce n’est pas votre arrêt de mort que je vous demande de signer, non, juste ce qui réunit tous les élus sans exception, l’acte de foi proclamé chaque jour depuis deux millénaires par tous les croyants du monde entier, le « Credo ». Il commence par : « Je crois en Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre… ». Rien que des choses simples, de bon sens et universellement admises… Une fois, cette adhésion au club accomplie, les portes du Paradis pourront s’ouvrir toutes grandes devant vous ! »

— Mais, c’est ni plus ni moins qu’une saloperie de chantage ! Braille Tarb, sortant soudain de son mutisme.

— Je serais à votre place, je ne la ramènerais pas, lui répond sèchement le portier du Paradis. Votre mort dramatique a fait oublier certaines de vos pratiques…

— Non, mais, vous l’entendez, les amis ? Contrattaque aussitôt le caricaturiste. J’hallucine ! Ce vieux débris est homophobe ! Vous n’allez pas accepter sa f… proposition, ce serait renier tout ce à quoi nous avons cru !

Gérard Paris tente bien d’objecter qu’on ne renie rien quand on ne croit à rien mais c’est d’une logique trop complexe pour la compréhension du dessinateur. Le vieux Pierre leur rappelle qu’en cas de refus de leur part, ce sera l’Enfer direct sans possibilité de transit par la case « Purgatoire ». Sans attendre, il déroule son parchemin. Certains signent de plus ou moins bon cœur, d’autres pas. Aussitôt, tous disparaissent aux yeux des trois terroristes qui retrouvent par la même occasion l’usage de la parole et de leurs fonctions organiques.

— Bon sang, fait Kader, c’est sûr, on est dans l’au-delà des koufars*, pas dans celui d’Allah !

— Ça craint, commente Omar.

— Il y a dû y avoir un bug ou une erreur d’aiguillage quelque part ! Se désole le grand black. On a été égaré. C’est pas possible. Allah le grand et le miséricordieux ne peut pas nous avoir abandonné dans cette galère… Sûr qu’il va se ressaisir !

— Si seulement tu pouvais dire vrai, soupire l’aîné des Pouachiche qui commence à douter.

***

Quand Saint Pierre revint vers eux quelque temps plus tard, il leur proposa un marché très semblable. Après tout, eux aussi, ils avaient donné leur vie pour leur Dieu. L’ennui, c’est qu’ils en avaient pris une quantité d’autres auparavant et qu’un commandement impératif du Seigneur ordonnait de ne point tuer. Mais Dieu est si miséricordieux qu’il peut quand même placer les deux plateaux de son trébuchet l’un en face de l’autre. « Il attend simplement que vous ayez l’élégance de lui retourner la politesse… », leur glissa doucement le vieillard.

— P…, tu nous as bien dit qu’il ne s’appelle pas Allah ? l’interrogea Omar.

— Tu as beau nous baratiner, mais ton Paradis de schlah* c’est pas le nôtre… ajouta Kader.

— Et puis quelle sera notre récompense si on signe ton f… torchon ? Acheva Mamoudi.

— L’incomparable bonheur de pouvoir contempler à loisir la splendeur du Père et de vivre toute l’éternité en compagnie des meilleurs, des saints, des bienheureux et de tous les plus aimables représentants de l’espèce humaine… Excusez du peu…

— Ouais, mais pour les 72 vierges, on repassera… grinça le tueur à la peau sombre.

Pour vous la faire courte, il convient de dire que les trois islamistes discutèrent avec Saint Pierre pendant des heures. Ils mégotèrent, ergotèrent, palabrèrent et négocièrent leur ralliement plus âprement que les plus roublards des marchands de tapis des Puces de Bonneville. D’abord armé d’une patience angélique, le pauvre portier finit par se lasser quand il entendit : « Ton Dieu, on n’y croit pas. On ne peut pas le voir. Donc il n’existe pas. Depuis le début, tu nous racontes des salades pour nous amener à abjurer notre foi. Va te faire f… Tout ce que tu mérites, c’est qu’on te coupe la gorge avec un vieux rasoir rouillé ! » Outré, il ne répondit pas. Mais, selon sa mauvaise habitude, il disparut à leurs yeux en faisant grincer ses verrous. Immédiatement, les trois islamistes se retrouvèrent éjectés de leur cave et projeté à l’intérieur d’une sorte d’immense congélateur dont le sol et les parois étaient recouverts d’une épaisse couche de glace…

— Qu’est-ce que c’est que ce nouveau traquenard ? S’exclama Kader. Le vieux n’a pas voulu nous ouvrir les portes du Paradis. Donc on aurait dû atterrir en enfer ! Tomber dans une fournaise, un lieu d’une chaleur à crever, pas sur cette espèce de bout de banquise à la noix !

Tous trois claquaient des dents, tremblaient de froid et sautaient sur place pour essayer de se réchauffer un peu. Ils l’avaient extrêmement mauvaise et regrettaient déjà leur choix quand une étrange créature velue, avec deux vilaines cornes plantées sur le front, une longue queue fourchue et de petits sabots noirs tout vernis leur apporta son lot d’explications : « Bienvenue en Enfer, mauvais guerriers ! » Leur lança-t-il d’une voix nasillarde.

Les trois damnés ne purent réprimer un mouvement de recul. Leur hôte était d’une laideur à faire peur. Ridé, pustuleux, bossu, il diffusait une odeur pestilentielle de soufre, d’ail et de flageolets mal digérés. Et pour ne rien arranger, il ricanait et faisait de vilaines grimaces en ne se gênant pas pour se moquer d’eux sans la moindre vergogne.

— Bonne journée pour moi aujourd’hui ! Trois clients de plus pour le royaume des supplices. Et pas n’importe qui ! Du beau monde ! Des vedettes, des héros ! Ah, l’humanité m’étonnera toujours ! Oui, vous pensez que je suis sale, moche, affreux, bête et méchant. Eh bien, vous avez cent fois raison. Je suis même pire que vous ne l’imaginez et pourtant, au début, j’étais le meilleur des anges. J’étais le plus beau, le plus charmant, le plus agréable. Je crois bien que j’étais le préféré de Ceux de là-haut… Mais ça, c’était il y a bien longtemps, avant ma rébellion, ma déchéance et ma chute dans la géhenne !

— J’ai compris, vous êtes Sheïtan*, le diable en personne… bredouilla Omar d’une voix blanche.

— Non, mon véritable nom est « Lucifer », c’est-à-dire le « Porteur de Lumière. »

Et pour prouver ses dires, il leur cracha au visage quelques flammes qui leur roussirent cheveux, barbes et sourcils.

— Ma lumière, c’est du feu ! Le feu de la Connaissance… Celle que tout humain un peu curieux cherche et ne peut trouver par lui-même… Mais bon, inutile de vous vendre ma salade… À partir de cet instant, vous êtes à moi pour l’éternité. Vous voilà pour toujours voués à l’enfer et à la damnation.

— Mais, Maître Lucifer, objecta Kader d’une voix humble, nous n’avons fait que suivre les bons préceptes du Livre saint. Nous devrions être au Paradis d’Allah, pas chez vous ! Il doit y avoir méprise, erreur sur la personne. Nous sommes des héros, des martyrs…

L’autre éclata d’un grand rire caverneux : « Pauvre abruti qui n’a encore rien compris au film ! C’est pas comme ça qu’ils raisonnent là-haut, dans leur ciel de Bisounours… Tout le monde il doit être bon, tout le monde il doit être gentil… Tu ne tueras pas. Tu respecteras ton père et ta mère. Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui… Et patati et patata… Conneries que tout ça ! Ici, vous voilà arrivés chez les mauvais, les méchants, les truands, les vicieux, les tarés, les obsédés sexuels, les tueurs en série, les assassins, les voleurs, les violeurs, les sadiques, les psychopathes ! Va falloir vous faire à l’idée, bande de salopards ! Qu’est-ce qu’il vous avait fait le pauvre balayeur de « Charrie pas trop » ? Et la cruche de psy ? Et la petite fliquette ? Et le prétentieux journaliste économiste ? Et tous les autres ?

— Tarb et sa bande avaient osé dessiner des caricatures du très saint Prophète. Des fatwas* avaient été lancées. Ils devaient payer pour leur forfait, répondit Omar, certain de son bon droit.

— Pauvre pomme, qu’est-ce que c’est que des caricatures ? S’esclaffa Lucifer. Des petits gribouillis sans importance sur une feuille de chou, autant dire que dalle ! Si ça vous défrisait, tellement, personne ne vous obligeait à acheter ce foutu torchon !

— Vu comme ça… grogna Kader… Evidemment…

— Attendez, M’sieur Lucifer ! Nous laissez pas ici, supplia Mamoudi, ça caille vraiment trop dans votre frigo !

— Ah, oui, j’ai oublié de vous expliquer… L’enfer, toutes ces mauvaises fréquentations, ça finit par me gaver un peu. Alors, j’ai décidé de varier les plaisirs, je veux dire les supplices. Les flammes, les brasiers, je les réserve aux gens des pays froids. Pour vous, qui arrivez de vos déserts écrasés de soleil, je préfère que vous vous les geliez. Ce sera plus douloureux pour vous et plus jouissif pour moi. Et puis là-haut, ils n’arrêtent pas de nous bassiner avec leur réchauffement climatique. Eh bien, moi, ici, je vous offre le refroidissement satanique. Allez, je vous souhaite quand même un bon séjour chez nous.

— Mais, Monsieur Lucifer, tenta de négocier Omar, maintenant que nous avons tous les éléments en main, nous pourrions peut-être revoir notre position. Vous ne croyez pas les keums ?

Les deux autres opinèrent du chef mais sans grande conviction, car ils sentaient bien que cette ultime tentative était vouée à l’échec. Le puant taulier velu éclata d’un rire mauvais. Il n’avait sans doute jamais rien entendu d’aussi drôle. Il s’en tapait sur les cuisses et manquait de s’étouffer.

— Mais qu’il est abruti celui-là ! Ici, c’est l’Enfer ! Le vrai, le terrible, l’abominable ! Et le patron c’est moi ! J’ai tout pouvoir sur la vermine comme vous. La bienveillance, la seconde chance, le rachat des péchés, c’était là-haut ! Ici, c’est « oublie tout espoir en entrant » ! Il n’y a pas plus conservateur que votre humble serviteur, Messeigneurs grands moudjahidin* d’Allah ! Quand on me confie la garde d’une âme damnée, je ne la lâche jamais ! Alors, trois bien noires et bien haineuses comme les vôtres, vous imaginez mon plaisir…

Et lui aussi disparut dans un grand courant d’air aussi glacé que nauséabond…

Un peu plus tard, trois vieilles sorcières, laides comme des poux, le nez crochu et la peau plus fripée qu’une pomme oubliée tout un hiver dans un fruitier, les rejoignirent sur leur coin de banquise.

— Nous sommes les « Vierges folles de l’enfer » ! Nous venons nous occuper de vous, les p’tits mignons ! Lança la première.

— Vous allez tâter du fouet, des dards, de la matraque et du taser pour cette première séance de sado-maso ! Poursuivit la seconde.

— Si vous vous imaginiez que votre séjour chez nous allait être de tout repos et bien, vous vous fourriez le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Termina la troisième qui était borgne et armée d’un chat à neuf queues qu’elle fit claquer sans attendre sur le dos de Mamoudi qui se mit à hurler de douleur.

Ainsi commença leur première séance de torture.

— Putain, Omar, fit le plus jeune des damnés, ces vieilles mochetés me donnent envie de gerber. Jamais j’aurais dû écouter tes c… d’histoires de vierges réservées aux martyrs… Si j’aurais su, je aurais resté peinard à dealer, à fumer et à jouer au poker avec mes potes…

Petit glossaire :

*schouma : honte

*oumma : communauté des croyants musulmans

*hadiths : textes sacrés de l’Islam

*koufar : infidèle, incroyant

*feuj : juif

*keum : mec

*zonzon : prison

*youpin : juif

*fissa : vite, rapidement

*sheïtan : satan, diable

*Aïd : fête religieuse musulmane

*shahid : martyr musulman

*schlah : merde

*fatwa : sentence de mort lancée par un religieux musulman pour blasphème ou tout autre faute envers la religion.

*moudjahid, (pluriel, moudjahidin) : guerrier, combattant.

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