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CASTELGEFFROY

— Mesdames et Messieurs, bonjour, soyez les bienvenus sur notre petit domaine de Castelgeffroy. Je me présente, Vicomte de Beauval-Mauffré, modeste propriétaire de ce lieu classé à l’inventaire des Monuments Historiques. Cette année, du 1er avril au 31 octobre, nous avons reçu des visiteurs uniquement les jours pairs et réservé les jours impairs à l’entretien de la bâtisse et à notre propre repos. Mon épouse et moi-même ne sommes plus de la première jeunesse…

L’homme qui s’exprimait ainsi était un septuagénaire, mince, élégant, aux cheveux blancs, aux yeux bleus et aux traits burinés. Vêtu d’un gilet de tweed et d’un pantalon de velours brun, chaussé de grandes bottes cavalières impeccablement cirées, il avait toute l’allure du châtelain voire du gentleman-farmer aisé et détaché des contingences vulgaires des petites gens.

« Notre modeste manoir dont vous avez une vue générale depuis l’allée où nous nous trouvons, poursuivait-il à l’attention de ses visiteurs, est un harmonieux mélange de moderne et d’ancien. Le donjon, les deux tours d’angle, les douves et le pont-levis datent du XIIIème siècle. Le bâtiment principal de style néo-renaissance a été édifié au XVIIème alors que la poterne d’entrée et les murs nord, détruits pendant la Révolution, ont été reconstruits vers 1880 par un élève de Viollet le Duc dans un genre néo-gothique inspiré du château de Pierrefonds. Le résultat donne un écrin magnifique au mobilier ultra-moderne voulu par mon épouse Hermeline qui déteste l’ancien. Vous allez vous en rendre compte quand nous visiterons les pièces d’habitation. Le résultat d’ensemble est surprenant…

— C’est du design ? Demanda un des visiteurs, sorte de gros fermier rougeaud et ventripotent qui prononçait « désigne » sans le moindre complexe.

À ses côtés, une femme robuste et un peu boudinée dans une robe à fleurs mauves s’extasiait : « Comme c’est joli ! Monsieur, vous avez là un véritable palais ! On dirait le château de la Belle au Bois Dormant du parc Eurodisney ! »

— Oh, pas vraiment, chère Madame, corrigea le châtelain, Castelgeffroy n’est qu’un modeste castel, une simple maison de maître avec deux tourelles. Il nous a surtout coûté plus de vingt années d’efforts acharnés pour lui rendre sa splendeur d’antan.

Arrivé devant la poterne en compagnie des trois autres, je me demandais ce que je faisais ici à contempler cet édifice qui m’indifférait totalement. Je ne connaissais pas ces gens. Je ne savais pas comment et pourquoi je me retrouvais ici. Je ne me souvenais que d’une chose. À l’entrée du parc, une plaque avait attiré mon attention : « Castelgeffroy XIIIème – XVIIème siècle – Monument historique – Site remarquable du circuit des vallons fleuris. » Je n’écoutais plus les explications du vieux Beauval-Mauffré, car mon attention fut attirée par une voix d’enfant : « Mère, je vous en prie, voulez-vous bien montrer à nos invités comment fonctionne notre pont-levis ? »

Je me retournais et découvrit un blondinet d’une dizaine d’années déguisé en page des temps anciens. D’où sortait-il celui-là ? Je ne l’avais pas vu venir…

— Bien sûr, mon chéri, répondit une voix de femme. Je suis persuadée que ce mécanisme intéressera nos invités. Mais il faut me promettre de ne pas t’approcher du bord…

La châtelaine, femme grande, sèche et fort âgée pour être la mère d’un aussi jeune enfant, semblait elle aussi être sortie de nulle part. Elle se tourna vers nous. Son regard d’un bleu glacial sembla se fixer particulièrement sur moi. Il était dur, hautain et détaché de tout. Dans sa jeunesse, cette personne avait dû être fort belle. Il en subsistait quelques traces dissimulées sous le parchemin des rides… Le gamin promit de bien se tenir. Droite et raide, Hermeline de Bauval-Mauffré franchit les trois marches du poste de garde et alla déclencher le mécanisme. Le châtelain marmonna quelques explications supplémentaires : « Autrefois, il fallait deux ou trois hommes costauds pour mener à bien cette manœuvre. Maintenant que tout a été modernisé, que de puissants moteurs électriques ont été installés, il suffit d’appuyer sur un bouton. C’est quand même beau, le progrès… »

Sans le moindre grincement, le pont de bois s’abaissa et la lourde grille de fer se leva. Et, à la grande stupéfaction de tout le monde, l’enfant blond se mit à courir en riant et se précipita sur le pont qui n’était pas encore complètement abaissé. J’eus l’impression de le voir glisser, tomber dans le vide et disparaître dans l’eau. Toute la scène ne prit qu’une seconde. J’entendis très nettement le « plouf » et ne vis rien d’autre qu’une série de ronds dans l’eau.

— Vous avez vu ça ? Demandai-je aux trois autres. Le petit blond qui vient de tomber à l’eau ?

— Il m’a semblé en effet, fit la femme du paysan, mais je ne suis pas sûre…

— Moi, je n’ai rien vu, répondit son mari, mais j’ai parfaitement entendu le bruit. Quelque chose vient de se retrouver dans la flotte…

— Un petit blond, c’est impossible, me dit le châtelain, nous sommes les seuls habitants de ce manoir, mon épouse et moi-même. La seule explication plausible, c’est qu’une pierre se soit détachée du mur ou du remblai de la douve et soit tombée dans les douves…

Cette version des faits me laissait perplexe d’autant plus que la châtelaine nous rejoignit. Elle avait changé de tenue, abandonné pantalon et veste de chasse au profit d’une robe de brocard bleu. Toute trace de vieillesse avait quitté son visage. Elle semblait avoir cinquante années de moins et avoir retrouvé tout l’éclat de la jeunesse. Elle pleurait et implorait son mari qui restait de marbre : « Victor, le petit est en train de se noyer ! Faites quelque chose, je vous en supplie… »

Le vieil homme essayait de la calmer tout en rassurant ses visiteurs qui ne comprenaient plus rien. « Notre pauvre Geffroy nous a quittés il y a si longtemps… Mon épouse ne s’en est jamais remise… Cette scène la hante… Et pourtant, nous devons supporter sans broncher l’épreuve de ce deuil… »

— Mes amis, je vous en supplie, aidez-moi ! Mon enfant, mon petit prince est là, dans l’eau, en train de se noyer… Sauvez-le !

Le fermier se crut obligé d’intervenir : « Je ne peux pas laisser faire ça. J’y vais ! » Et joignant le geste à la parole, il retira son veston, son pantalon, ses chaussures et descendit dans la pente boueuse jusqu’à atteindre l’eau peu profonde du fossé.

— Faites, mon brave, faites, lança Beauval-Jauffré d’un air détaché, mais vous ne trouverez rien. La noyade remonte à si longtemps… Vous pourrez sonder les douves jusqu’au soir, ce sera en vain… Ma pauvre épouse a été traumatisée par ce drame. Venez avec moi, nous allons monter sur le chemin de ronde. Nous serons aux premières loges pour surveiller les recherches…

L’eau était claire et pure. On apercevait aisément le fond des fossés avec leurs herbes aquatiques, leurs carpes et mêmes quelques anguilles de belle taille qui filaient en ondulant. Le gros agriculteur entra dans l’eau qui lui monta jusqu’au genou, puis jusqu’à la taille. Il ronchonna contre la vase et la végétation qui collaient et gênaient sa progression. Comme il ne trouvait rien, mon attention se détourna de lui un instant pour se porter vers la jeune Hermeline. Son désespoir faisait peine à voir. Les larmes inondaient son visage. Elle se tordait les mains et demandait en sanglotant : « S’il vous plait, s’il vous plait, rendez-le-moi… »

— Calmez-vous, Madame, faisait le vieil homme. Restez digne. Vous connaissez la fin de l’histoire… Depuis le temps…

Et à cet instant, un cri retentit : « Il est là ! Je l’ai trouvé ! ». Et le gros homme tout boueux tendit à bout de bras un jeune corps sans vie et dégoulinant d’eau… Immédiatement, la châtelaine retrouva son aspect de femme âgée et murée dans une dignité hautaine. Du moins, c’est ce que je crus. Mais doit-on croire tout ce qu’on voit ?

— Toutes ces émotions ont dû vous épuiser. Pour nous faire pardonner, permettez-nous de vous inviter à dîner, proposa Beauval-Mauffré sur un ton qui ne permettait pas le refus.

— J’accepte avec plaisir et reconnaissance, m’entendis-je répondre alors que je pensais le contraire.

— En attendant, je vous propose de prendre un peu de repos dans vos chambres. Nous servirons à sept heures précises…

Après avoir monté quelques étages et parcouru un certain nombre de couloirs, le fermier, son épouse et moi-même découvrîmes les chambres qui nous avaient été attribuées. Elles étaient voisines.

— Si nous retrouvons notre chemin jusqu’à la salle à manger, nous aurons de la chance, dis-je sur le ton de la plaisanterie.

Le gros bonhomme partit d’un grand rire : « Mais rien n’est plus simple ! La grande salle est juste deux étages en dessous. Au bout du couloir ; un simple gauche droite et il n’y a plus qu’à descendre l’escalier d’honneur. Impossible de se tromper ! »

Je remarquai que ses habits semblaient parfaitement secs et exempts de la moindre trace de boue. Il me tourna le dos et, suivi de son épouse, il entra dans sa chambre. L’ameublement de la mienne avait de quoi surprendre. Lit au ras du sol recouvert d’un plaid en peluche orange fluo, moquette haute mèche gris perle, fauteuils en cuir blanc et plexiglas, commode inox et acier brossé sans oublier spots lumineux garnis de leds aux couleurs changeantes. Un style ultra-moderne qui semblait un tantinet déplacé dans un cadre aussi ancien. Et je n’étais qu’au tout début de mes surprises. Au beau milieu de la pièce, une grande colonne de verre d’un bon mètre de diamètre allait du sol au plafond. Je m’en approchais avec précaution. Plusieurs étages plus bas, au fond de ce puits de lumière, quelques inconnus me faisaient de grands signes, m’enjoignant de descendre jusqu’à leur niveau et de me joindre à eux. Ils étaient vêtus comme des personnages historiques. Participaient-ils à un film de cape et d’épée ou répétaient-ils une pièce de Racine ou de Shakespeare ? Avec la meilleure volonté du monde, je ne me sentais pas capable de les rejoindre, mais comme ils avaient l’air d’insister, je me dirigeai vers la porte et m’engageai dans les couloirs du château où j’eus l’impression de me perdre avant de descendre des escaliers sans fin et de me retrouver dans une sorte de petit cloître complètement désert. Mais il me sembla qu’une sorte de fête se déroulait sur une terrasse deux étages plus haut et que ces gens continuaient à m’appeler en faisant de grands gestes. Je me décidai à remonter les rejoindre et me retrouvai dans une vaste salle éclairée par de grosses torches accrochées aux murs. Une table était dressée avec vaisselle fine et chandeliers d’argent. Le châtelain, son épouse et le couple d’agriculteurs se levèrent pour m’accueillir. Eux aussi portaient des costumes médiévaux qui leur donnaient des allures plus nobles que leurs habits modernes. C’était particulièrement frappant pour l’agriculteur qui avait revêtu une tenue de chevalier et portait au côté la longue épée de guerre à poignée double.

— Nous avons failli attendre, fit le vicomte d’un air pincé. Il est sept heures quatre. Prenez place, cher ami… Il est un peu regrettable que vous n’ayez pas suivi l’exemple de sire Godwyn. Jamais Aimery de Montbard, votre ancêtre, ne se serait présenté devant nous autrement qu’en grande tenue, surtout un jour de fête…

— Beauval, n’en veuillez pas à notre commensal, intervint le paysan-chevalier. C’est l’époque qui veut ça… Tout part à vau l’eau maintenant et ces frusques modernes ne sont pas si laides. À défaut d’être seyantes, elles sont plutôt fonctionnelles…

— Si fait, sire Godwyn, si fait. Soyez le bienvenu tel que vous êtes, messire Aldwin. Je comprends que les métamorphoses et les sautes d’humeur de Dame Hermeline vous aient bouleversé. Vous êtes tout excusé…

La châtelaine approuva d’un signe de tête. Pour ma part, c’était la première fois que quelqu’un m’appelait par ce nom d’Aldwin. Visiblement, Beauval-Mauffré me prenait pour un autre, mais qu’importe, je n’en étais plus à une incohérence près. « Que la fête commence ! » Lança le châtelain en frappant une fois dans ses mains ce qui déclencha l’allegro d’un concerto de musique de chambre joué par quatre musiciens en pourpoint argenté et perruque poudrée. Serviteurs et servantes apportèrent les plats d’un véritable festin. Un sommelier proposa les vins les plus fins. Et quand les desserts furent dégustés et le champagne servi dans de longues flûtes de cristal, le maître de maison se leva et se tourna vers moi : « Cher ami, faites-nous l’honneur d’ouvrir le bal en servant de cavalier à mon épouse… » Je ne pus que m’exécuter en m’inclinant légèrement devant Dame Hermeline qui se leva avec raideur et solennité. Le petit orchestre attaqua une valse de Vienne. Avec ma vieille cavalière, je me mis à tourner en prenant bien garde à ne pas lui écraser les pieds. Danseuse accomplie, elle accompagnait chacun de mes pas avec une étrange souplesse. Tant mieux, ainsi nous ne paraîtrions pas trop ridicules, seuls et uniques danseurs au milieu de cette immense piste… Les violoneux enchaînaient les morceaux. Les valses ne semblaient jamais vouloir prendre fin. Ma tête commençait à tourner. De tourbillons en tourbillons, ma raison se mettait à chanceler… Je n’étais plus sûr de rien… Quelle Hermeline étais-je en train de tenir dans mes bras ? La très belle et très jeune princesse ou la douairière septuagénaire raide et ridée ? Et ce manoir, ces invités, étaient-ils vraiment réels ? Par moment tout me semblait flou et nébuleux… Hermeline souriait aux anges, elle me disait son bonheur et sa joie de danser avec un être aussi merveilleux que moi… C’est sûr, j’étais en train de rêver…

Enfin, la musique s’arrêta. Je raccompagnais jusqu’à sa place une châtelaine épuisée mais ravie. Son époux me remercia chaleureusement. « Ma pauvre Hermeline a si rarement l’occasion de danser, de s’amuser et d’oublier quelque peu son chagrin… » Je jetai un regard autour de moi. La grande salle était vide. Où donc étaient passés tous les gens en costume que j’avais aperçus avant d’entrer ? Avais-je été la victime d’une illusion de plus ? Le vicomte répondit à cette question alors que je ne l’avais même pas posée à voix haute. « Je lis dans vos yeux que ma fête vous semble bien triste. Je fais ce que je peux, mais ce n’est pas facile… Autrefois, les gens se sentaient honorés d’être invités au château. Fiers de participer à mes fêtes, ils venaient par centaines, revêtus de leurs plus beaux atours. Dame Hermeline y brillait comme un joyau. Elle était radieuse. Au summum de sa beauté, elle éclipsait toutes les autres femmes, et ceci jusqu’au jour du drame… Les invités commencèrent à se faire de moins en moins nombreux. Les fêtes à devenir de moins en moins gaies et Dame Hermeline de plus en plus morose. Aujourd’hui, nous avons beau lancer les invitations par centaines, plus personne ne se présente, excepté nos deux derniers fidèles, Godwyn et Brunehilde, sa brave épouse…

Lesquels somnolaient sur leurs chaises respectives, l’air béat et comblé de ceux dont la panse est pleine. Il se faisait tard. La châtelaine avait filé discrètement. Les musiciens de l’orchestre ne jouaient plus qu’en sourdine et sans grande conviction. Le vicomte les congédia d’un claquement de doigts. Les serviteurs desservirent et soufflèrent les dernières chandelles. Le couple prit congé et je restai seul avec le châtelain.

— Je ne sais comment vous remercier, noble Aldwin… Grâce à vous Dame Hermeline a retrouvé le sourire. Un instant, j’ai eu l’impression qu’elle avait repris goût à la vie… Que puis-je faire pour vous être agréable ?

— Racontez-moi son histoire et nous serons quittes…

— Oh, elle est bien triste et il m’en coûte encore de l’évoquer. Geffroy, notre petit ange s’est noyé dans les douves. Quand le brave Godwyn a réussi à le repêcher, il était trop tard… Ce fut un drame effroyable qui détruisit toute notre famille. Une sorte de malédiction. Je peux dire que, depuis ce jour-là, Dame Hermeline ne fut plus jamais la même. Le chagrin la détruisit à petit feu… Je suis quatre fois veuf, Aldwin, quatre fois. Moi-même, vous me croyez vivant, mais je suis mort. Hermeline n’en parlons pas. Si j’ajoute le petit Geffroy et la descendance que je n’ai jamais pu avoir, le compte y est… Et vous savez, passer des siècles, prisonnier de ces murs en compagnie d’une femme qui n’est plus qu’une ombre, c’est d’un long, d’un ennuyeux, d’un sinistre…

— Je comprends, risquai-je pour dire quelque chose.

— Non, vous ne pouvez pas comprendre. Elle était si belle, jeune homme. Si belle ! Aucune autre ne lui arrivait à la cheville… C’était mon soleil. Et du jour au lendemain, elle fana comme une rose oubliée dans son vase. Sa gaité, sa joie de vivre disparurent d’un coup. Son corps si svelte et si plein de vie s’affaiblit, sa peau devint diaphane puis se couvrit de rides. Ses cheveux blanchirent en une seule nuit. Tout doucement, le chagrin la détruisait et pourtant, elle essayait de me rassurer d’un pâle sourire… De partout, je fis venir des médecins qui lui prescrivirent toutes sortes de médicaments. Sans grand résultat. Hermeline restait prostrée sur sa couche. Sans forces, incapable de se lever. La médecine moderne n’arrivant à rien, je me tournais vers les alternatives, l’homéopathie, la phytothérapie, l’électrothérapie, l’hypnose, la luminothérapie, que sais-je ? J’ai tout essayé, de l’acupuncture aux chandelles mayas en passant par la balnéothérapie et la psychanalyse. Je lui ai fait suivre des cures thermales, je l’ai emmenée en croisière, espérant lui changer les idées, rien n’y a fait. Son mal semblait incurable et totalement inconnu. En fait, elle se laissait mourir de tristesse. Autrefois, les gens parlaient de consomption, cette sorte de mal dans lequel l’être humain se consume de l’intérieur…

— Mais je viens de danser avec elle…

— Bien sûr. Hermeline est passée de 23 à 70 ans en quelques jours puis tout s’est stabilisé, tout s’est figé autour de cet organisme raide et émacié, ce cadavre à demi vivant que vous avez tenu dans vos bras. Et encore est-elle ainsi quand il y a du monde. Si personne ne vient, elle retombe dans son étrange léthargie…

— Je comprends que tout cela ne soit pas drôle pour vous tous les jours.

Dans la cheminée, les dernières braises rougeoyaient encore un peu. Le châtelain se leva lentement. Ses confidences semblaient l’avoir épuisé lui aussi. À ce moment, on lui aurait donné cent ans et même plus. « Allez, je crois qu’il est temps d’aller nous coucher. Oubliez ce que je vous ai raconté. Notre histoire familiale est trop triste… » Et le vieil homme me quitta sans un bruit. Je restai encore un moment à rêver devant les reliques du feu puis je remontai vers les chambres. Je dus m’égarer un peu, car je me retrouvai dans une pièce meublée à l’ancienne avec un grand lit à baldaquin, une coiffeuse et un imposant miroir sur pieds. Au mur, un immense portrait représentant une jeune femme en robe longue. Une beauté hiératique avec de grands yeux bleus et une cascade de cheveux blonds. Ce visage était celui de la châtelaine dans tout l’éclat de sa jeunesse. Cette femme était-elle réellement morte ? Tout comme son fils, m’était-elle vraiment apparue ? Le vieil homme avait-il toute sa raison ? Ces questions et beaucoup d’autres occupaient mon esprit au point de m’empêcher de trouver le sommeil après avoir retrouvé le chemin de ma chambre et les draps de mon lit. Je restai de longues heures à ruminer dans le noir. Soudain, je sentis une présence féminine. Une main très douce caressait mes cheveux. J’entendis une voix qui me sembla celle d’Hermeline : « Fais dodo, petit Geffroy, fais dodo, petit ange blond… Maman est là… Elle veille sur toi… » Je sentis deux lèvres fraîches poser un baiser délicat sur mon front brûlant. Je tentai d’attraper la torche électrique qui était posée sur ma table de nuit. Le temps de la trouver, de l’allumer et de balayer la pièce de son faisceau de lumière, il n’y avait plus rien… Je me recouchais et je m’endormis aussitôt.

Le lendemain matin, je me réveillai dans une chambre entièrement peinte en blanc. Où étaient passés le manoir et ses étranges occupants ? Une désagréable odeur d’éther vint agacer mes narines. Je me levai, poussai la porte et manquai de bousculer une infirmière qui poussait un chariot de médicaments. « On dirait qu’on est dans un hôpital ici… Comment est-ce possible ? » Un malade aux cheveux hirsutes et à l’air halluciné me regarda fixement : « Toi, ça va pas, me dit-il, t’as l’air de revenir des couloirs maudits… Attention à l’atterrissage, cosmonaute, c’est le vétéran Gargarine qui te le dit ! » Et il s’éloigna en ricanant… L’aspect des usagers de la salle commune ne me dit rien qui vaille. Ils semblaient tous bizarres, apathiques ou trop nerveux avec des regards torves, fixes ou fuyants. Ces gens étaient sûrement des malades mentaux et ce lieu… Non, ce n’était pas possible… Une autre infirmière plutôt forte se mit en travers de mon chemin. Sa figure me sembla familière. Le portrait craché de la femme du paysan-chevalier d’hier. Elle fit mine de me gronder gentiment : « Allons, Monsieur Audouin, un patient aussi calme que vous, que vous arrive-t-il ? Vous n’avez pas pris vos cachets du matin ? »

— Madame, je n’y comprends plus rien. Hier, j’ai été invité au Manoir de Castelgeffroy. J’y ai dîné avec le vicomte de Beauval-Jauffré. J’ai même ouvert le bal avec Dame Hermeline, son épouse. Je suis allé me coucher et je me retrouve dans cet hôpital… Que s’est-il passé ? Le château et l’hôpital communiquent-ils ensemble ? Les gens que j’ai rencontrés existent-ils vraiment ?

Mon angoisse tournait à la panique. Elle dut le lire dans mes yeux, car elle ne prit pas la peine de me donner la moindre explication logique. Elle se contenta d’appuyer discrètement sur le bouton du bipper qu’elle portait à la ceinture tout en continuant de me sourire. Je poursuivais : « Je suis pourtant certain d’être allé visiter un manoir… »

— Sans aucun doute, répondit-elle.

— Et ici on dirait bien un hôpital psychiatrique ?

— C’en est un. Vous êtes au centre Montgeffroy dans le service du Professeur Mauffré…

— Mauffré ou Beauval-Mauffré ?

— Mauffré, vous dis-je. Beauval-Mauffré, c’est le nom de son épouse Hermine. Elle s’occupe des pathologies graves dans le pavillon D qui est au fond du parc…

— Non, ce n’est pas possible, objectai-je, il doit y avoir des connections avec le manoir. Tout doit communiquer de façon subtile…

— Peut-être, fit l’autre d’un air mystérieux.

— Il y a certainement dû se produire une erreur quelque part…

— Possible.

— Je sais… J’ai dû me tromper de porte… Ici, je suis chez les dingues. Je ne suis pas barjot, moi ! Faites quelque chose…

— Ça vient, ça vient.

À cet instant, deux solides infirmiers arrivèrent en compagnie d’un homme un peu gras vêtu d’un pyjama rayé. Je le reconnus immédiatement malgré son œil éteint et son air abattu : c’était le paysan d’hier. Je fis un pas vers lui et lui demandai : « Expliquez-leur, vous, qu’il y a un château juste à côté et que nous en venons tous les deux… Nous y avons été invités ! Parlez-leur de la fête ! » Le gros type me lança un regard las et ne réagit même pas. Visiblement il ne me reconnaissait pas. Je le saisis par le col et je le secouai comme un prunier : « Parle crétin, parle ! Si tu ne dis rien, je sens qu’ils ne vont pas me croire… » Rien à faire. Je fus ceinturé et jeté dans une cellule capitonnée où on me laissa croupir quelques heures avant que quelqu’un se présente. L’homme en blouse blanche qui s’approcha de mon lit avait au moins soixante-dix ans, des traits creusés, des cheveux blancs et un air familier. Bon sang, ce toubib ressemblait trait pour trait au châtelain. Incroyable ! Je me dressai sur le lit. « C’est vous ? Commençai-je. Enfin, vous allez pouvoir tout leur expliquer… » Un infirmier me plaqua sur le lit. Et pour toute réponse, après un rapide badigeon de l’arrière-train, je sentis la piqure d’une seringue et la désagréable sensation d’une injection. Une seconde plus tard, je planai, léger, heureux et totalement serein. J’eus encore le temps d’entendre ces quelques mots avant de sombrer dans une obscurité comateuse : « Schizophrénie… Crises hallucinatoires… Etat s’aggravant de plus en plus… À transférer au pavillon D… »

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